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ŒUVRES POSTHUMES.

que certaines jeunes âmes ont pour presque rien des émotions terribles, et sont, en peu de temps, des âmes malades, inguérissables ?

Ce fut mon cas ; cette faculté de regret se développa en moi d’une telle façon que toute mon existence devint un martyre.

Je ne le disais pas, je ne disais rien ; mais je devins peu à peu d’une sensibilité ou plutôt d’une sensitivité si vive que mon âme ressemblait à une plaie vive. Tout ce qui la touchait y produisait des tiraillements de souffrance, des vibrations affreuses et par suite de vrais ravages. Heureux les hommes que la nature a cuirassés d’indifférence et armés de stoïcisme !

J’atteignis seize ans. Une timidité excessive m’était venue de cette aptitude à souffrir de tout. Me sentant découvert contre toutes les attaques du hasard ou de la destinée, je redoutais tous les contacts, toutes les approches, tous les événements. Je vivais en éveil comme sous la menace constante d’un malheur inconnu et toujours attendu. Je n’osais ni parler, ni agir en public. J’avais bien cette sensation que la vie est une bataille, une lutte effroyable où on reçoit des coups épouvantables, des blessures douloureuses, mortelles. Au lieu de nourrir, comme tous les hommes, l’espérance heureuse du lendemain, j’en gardais seulement la crainte confuse et je sentais en moi une envie de me cacher, d’éviter ce combat où je serais vaincu et tué.

Mes études finies, on me donna six mois de congé pour choisir une carrière. Un événement bien simple me fit voir clair en moi tout à coup, me montra l’état maladif de mon esprit, me fit comprendre le danger et me décida à le fuir.

Verdiers est une petite ville entourée de plaines et de bois. Dans la rue centrale se trouvait la maison