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ŒUVRES POSTHUMES.

tenir les gens pour ce qu’ils se donnent ; et bien peu possèdent ce flair qui fait deviner à certains hommes la nature réelle et cachée des autres. Il résulte de là, de cette optique particulière et conventionnelle appliquée à la vie, que nous passons comme des taupes au milieu des événements ; que nous ne croyons jamais à ce qui est, mais à ce qui semble être ; que nous crions à l’invraisemblance dès qu’on montre le fait derrière le voile, et que tout ce qui déplaît à notre morale idéaliste est classé par nous comme exception, sans que nous nous rendions compte que l’ensemble de ces exceptions forme presque la totalité des cas ; il en résulte encore que les bons crédules, comme moi, sont dupés par tout le monde, et principalement par les femmes, qui s’y entendent.

Je suis parti de loin pour en venir au fait particulier qui m’intéresse.

J’ai une maîtresse, une femme mariée. Comme beaucoup d’autres, je m’imaginais bien entendu être tombé sur une exception, sur une petite femme malheureuse trompant pour la première fois son mari. Je lui avais fait, ou plutôt je croyais lui avoir fait longtemps la cour, l’avoir vaincue à force de soins et d’amour, avoir triomphé à force de persévérance. J’avais employé en effet mille précautions, mille adresses, mille lenteurs délicates pour arriver à la conquérir.

Or voici ce qui m’est arrivé la semaine dernière.

Son mari étant absent pour quelques jours, elle me demanda de venir dîner chez moi, en garçon, servie par moi pour éviter même la présence d’un domestique. Elle avait une idée fixe qui la poursuivait depuis quatre ou cinq mois, elle voulait se griser, mais se griser tout à fait sans rien craindre, sans avoir à rentrer, à parler à sa femme de chambre, à marcher devant témoins. Souvent elle avait obtenu ce qu’elle