Page:Maupassant - Œuvres posthumes, I, OC, Conard, 1910.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
222
ŒUVRES POSTHUMES.

— Que faites-vous ? Que voulez-vous ? Pourquoi accompagnez-vous l’armée ?

Il bredouilla quelques mots en un patois inintelligible.

C’était vraiment un étrange personnage, aux épaules étroites, à l’œil sournois, et si troublé devant moi que je ne doutais plus vraiment que ce ne fût un espion. Il semblait fort âgé et faible. Il me considérait en dessous, avec un air humble, stupide et rusé.

Les hommes autour de nous criaient :

— Au mur ! au mur !

Je dis aux gendarmes :

— Vous répondez du prisonnier ?…

Je n’avais point fini de parler qu’une poussée terrible me renversa, et je vis, en une seconde, l’homme saisi par les troupiers furieux, terrassé, frappé, tramé au bord de la route et jeté contre un arbre. Il tomba presque mort déjà, dans la neige.

Et aussitôt on le fusilla. Les soldats tiraient sur lui, rechargeaint leurs armes, tiraient de nouveau avec un acharnement de brutes. Ils se battaient pour avoir leur tour, défilaient devant le cadavre et tiraient toujours dessus, comme on défile devant un cercueil pour jeter de l’eau bénite.

Mais tout d’un coup un cri passa :

Les Prussiens ! les Prussiens !

Et j’entendis, par tout l’horizon, la rumeur immense de l’armée éperdue qui courait.

La panique, née de ces coups de feu sur ce vagabond, avait affolé les exécuteurs eux-mêmes, qui, sans comprendre que l’épouvante venait d’eux, se sauvèrent et disparurent dans l’ombre.

Je restai seul devant le corps avec les deux gendarmes, que leur devoir avait retenus près de moi.

lis relevèrent cette viande broyée, moulue et sanglante.