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ŒUVRES POSTHUMES.

horreur ; un champ de bataille n’est pas horrible ; le sang n’est pas horrible ; les crimes les plus vils sont rarement horribles.

Tenez, voici deux exemples personnels qui m’ont fait comprendre ce qu’on peut entendre par l’horreur.

« C’était pendant la guerre de 1870. Nous nous retirions vers Pont-Audemer, après avoir traversé Rouen. L’armée, vingt mille hommes environ, vingt mille hommes de déroute, débandés, démoralisés, épuisés, allait se reformer au Havre.

La terre était couverte de neige. La nuit tombait. On n’avait rien mangé depuis la veille. On fuyait vite, les Prussiens n’étant pas loin.

Toute la campagne normande, livide, tachée par les ombres des arbres entourant les fermes, s’étendait sous un ciel noir, lourd et sinistre.

On n’entendait rien autre chose dans la lueur terne du crépuscule qu’un bruit confus, mou et cependant démesuré de troupeau marchant, un piétinement infini, mêlé d’un vague cliquetis de gamelles ou de sabres. Les hommes, courbés, voûtés, sales, souvent même haillonneux, se traînaient, se hâtaient dans la neige, d’un long pas éreinté.

La peau des mains collait à l’acier des crosses, car il gelait affreusement cette nuit-là. Souvent je voyais un petit moblot ôter ses souliers pour aller pieds nus, tant il souffrait dans sa chaussure ; et il laissait dans chaque empreinte une trace de sang. Puis au bout de quelque temps il s’asseyait dans un champ pour se reposer quelques minutes, et il ne se relevait point. Chaque homme assis était un homme mort.

En avons-nous laissé derrière nous, de ces pauvres soldats épuisés, qui comptaient bien repartir tout à l’heure, dès qu’ils auraient un peu délassé leurs jambes