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CONTEURS CANADIENS-FRANÇAIS

Mon oncle avait vingt fois raconté ce fait devant sa famille et devant beaucoup d’autres personnes, mais autant il l’avait raconté de fois, autant il avait trouvé d’incrédules.

Vingt ans après cette aventure, j’étais en vacances chez mon oncle, à la Rivière-des-Prairies : c’était dans le mois d’août ; lui et moi nous fumions sur le perron de sa maison blanche à contrevents verts. Un cajeu venait de s’arrêter à la côte. Un homme d’une cinquantaine d’années, à figure franche et joviale, venait de laisser le cajeu ; il s’en vient droit à nous, et demande à mon oncle, en le tutoyant et en l’appelant par son nom de baptême, comment il se portait. — Bien, lui dit mon oncle, mais je ne vous reconnais pas. — Comment, dit l’étranger, tu ne te rappelles pas Morin ?

À ce nom, comme s’il se fût réveillé en sursaut, mon oncle fait un pas en arrière, puis se jette au cou de Morin. Tout ce que peuvent faire deux amis de voyage qui ne se sont pas vus depuis vingt ans, se fit. Il va sans dire que Morin soupa et coucha à la maison. Durant la veillée, pendant que les deux vieux voyageurs étaient animés à parler de leur jeunesse et de la misère qu’ils avaient eue dans le Nord-Ouest, mon oncle s’arrête tout à coup : — Ah ! Morin, dit-il, pendant que j’y pense, il y a assez longtemps que je passe pour un menteur, conte à la compagnie ce qui nous est arrivé en telle année, te le rappelles-tu ? — Ma foi, oui, dit Morin, je me le rappellerai toute ma vie. Et Morin rapporta à la compagnie et devant moi, sans augmentation ni diminution, le fait au moins surnaturel que je vous ai narré. D’où je conclus qu’il ne faut jamais jurer ni douter de rien.