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PHILIPPE-AUBERT DE GASPÉ, FILS

aussi féroces que leur maître. On m’avait laissé ces chiens pour faire la chasse aux ours rouges, très communs dans cet endroit.

Il pouvait être neuf heures du soir. J’avais soupé, je fumais ma pipe près de mon feu, et mes deux chiens dormaient à mes côtés ; la nuit était sombre et silencieuse, lorsque tout à coup j’entendis un hurlement si aigre, si perçant, que mes cheveux se hérissèrent. Ce n’était pas le hurlement du chien ni celui plus affreux du loup : c’était quelque chose de satanique. Mes deux chiens y répondirent par des cris de douleur, comme si on leur eût brisé les os. J’hésitai : mon orgueil l’emportant, je sortis armé de mon fusil chargé de trois balles ; mes deux chiens, si féroces, ne me suivirent qu’en tremblant. Tout était cependant retombé dans le silence, et je me préparais déjà à rentrer, lorsque je vis sortir du bois un homme suivi d’un énorme chien noir ; cet homme était au-dessus de la taille moyenne et portait un chapeau immense, que je ne pourrais comparer qu’à une meule de moulin, et qui lui cachait entièrement le visage. Je l’appelai, je lui criai de s’arrêter ; mais il passa, ou plutôt coula comme une ombre, et lui et son chien s’engloutirent dans le fleuve. Mes chiens, tremblants de tous leurs membres, s’étaient pressés contre moi et semblaient me demander protection.

Je rentrai dans ma cabane, saisi d’une frayeur mortelle ; je fermai et barricadai mes trois portes avec ce que je pus me procurer de meubles ; et ensuite mon premier mouvement fut de prier ce Dieu que j’avais tant offensé et lui demander pardon de mes crimes, mais l’orgueil l’emporta, et repoussant ce mouvement de la grâce, je me couchai tout habillé, dans le douzième lit, et mes deux chiens se pla-