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PHILIPPE-AUBERT DE GASPÉ, FILS

plus aujourd’hui qu’un spectre ambulant. Quel homme osait alors, continua le vieillard avec énergie, se mesurer avec Rodrigue, surnommé Bras-de-Fer ? Et quant à l’éducation, sans avoir mis aussi souvent que vous le nez dans la science, j’en avais assez pour exercer une profession honorable, si mes passions ne m’eussent aveuglé. Eh bien ! monsieur, à vingt-cinq ans une vision terrible (et il y a de cela soixante ans passés) m’a mis dans l’état de marasme où vous me voyez. Mais, mon Dieu, s’écria le vieillard, en levant vers le ciel ses deux mains décharnées, si vous m’avez permis de traîner une si longue existence, c’est que votre justice n’était pas satisfaite !

Je n’avais pas expié mes crimes horribles ! Qu’ils puissent enfin s’effacer, et je croirai ma pénitence trop courte.

Le vieillard épuisé par cet effort se laissa tomber sur son siège, et des larmes coulèrent le long de ses joues étiques.

— Écoutez, père, dit l’hôte, je suis certain que monsieur n’a pas eu l’intention de vous faire de la peine.

— Non, certainement, dit le jeune clerc en tendant la main au vieillard, pardonnez-moi ; ce n’était qu’un badinage.

— Comment ne vous pardonnerais-je pas, dit le mendiant, moi qui ai tant besoin d’indulgence ?

— Pour preuve de notre réconciliation, dit le jeune homme, racontez-nous, s’il vous plaît, votre histoire.

— J’y consens, dit le vieillard, puisque la morale qu’elle renferme peut vous être utile, et il commença ainsi son récit :

À vingt ans j’étais un cloaque de tous les vices réunis : querelleur, batailleur, ivrogne, débauché, jureur et blas-