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de ses concurrents. Pour son malheur, il y a beaucoup de tisserands au monde.

Supposons enfin que chaque morceau de toile qui se trouve sur le marché n’ait coûté que le temps de travail socialement nécessaire. Néanmoins, la somme totale de ces morceaux peut représenter du travail dépensé en pure perte. Si l’estomac du marché ne peut pas absorber toute la toile au prix normal de deux shillings par mètre, cela prouve qu’une trop grande partie du travail social a été dépensée sous forme de tissage. L’effet est le même que si chaque tisserand en particulier avait employé pour son produit individuel plus que le travail nécessaire socialement. C’est le cas de dire ici, selon le proverbe allemand : « Pris ensemble, ensemble pendus. » Toute la toile sur le marché ne constitue qu’un seul article de commerce dont chaque morceau n’est qu’une partie aliquote.

Comme on le voit, la marchandise aime l’argent, mais « the course of true love runs never smooth[1]. » L’organisme social de production, dont les membres disjoints — membra disjecta — naissent de la division du travail, porte l’empreinte de la spontanéité et du hasard, que l’on considère ou les fonctions mêmes de ses membres ou leurs rapports de proportionnalité. Aussi nos échangistes découvrent-ils que la même division du travail, qui fait d’eux des producteurs privés indépendants, rend la marche de la production sociale, et les rapports qu’elle crée, complètement indépendants de leurs volontés, de sorte que l’indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposée par les choses.

La division du travail transforme le produit du travail en marchandise, et nécessite par cela même sa transformation en argent. Elle rend en même temps la réussite de cette transsubstantiation accidentelle. Ici cependant nous avons à considérer le phénomène dans son intégrité, et nous devons donc supposer que sa marche est normale. Du reste, si la marchandise n’est pas absolument invendable, son changement de forme a toujours lieu quel que soit son prix de vente.

Ainsi, le phénomène qui, dans l’échange, saute aux yeux, c’est que marchandise et or, 20 mètres de toile par exemple, et 2 l. st., changent de main ou de place. Mais avec quoi s’échange la marchandise ? Avec sa forme de valeur d’échange ou d’équivalent général. Et avec quoi l’or ? Avec une forme particulière de sa valeur d’usage. Pourquoi l’or se présente-t-il comme monnaie à la toile ? Parce que le nom monétaire de la toile, son prix de 2 l. st., la rapporte déjà à l’or en tant que monnaie. La marchandise se dépouille de sa forme primitive en s’aliénant, c’est-à-dire au moment où sa valeur d’usage attire réellement l’or qui n’est que représenté dans son prix.

La réalisation du prix ou de la forme valeur purement idéale de la marchandise est en même temps la réalisation inverse de la valeur d’usage purement idéale de la monnaie. La transformation de la marchandise en argent est la transformation simultanée de l’argent en marchandise. La même et unique transaction est bipolaire ; vue de l’un des pôles, celui du possesseur de marchandise, elle est vente ; vue du pôle opposé, celui du possesseur d’or, elle est achat. Ou bien vente est achat, M—A est en même temps A—M[2].

Jusqu’ici nous ne connaissons d’autre rapport économique entre les hommes que celui d’échangistes, rapport dans lequel ils ne s’approprient le produit d’un travail étranger qu’en livrant le leur. Si donc l’un des échangistes se présente à l’autre comme possesseur de monnaie, il faut de deux choses l’une : Ou le produit de son travail possède par nature la forme monnaie, c’est-à-dire que son produit à lui est or, argent, etc., en un mot, matière de la monnaie ; ou sa marchandise a déjà changé de peau, elle a été vendue, et par cela même elle a dépouillé sa forme primitive. Pour fonctionner en qualité de monnaie, l’or doit naturellement se présenter sur le marché en un point quelconque. Il entre dans le marché à la source même de sa production, c’est-à-dire là où il se troque comme produit immédiat du travail contre un autre produit de même valeur.

Mais à partir de cet instant, il représente toujours un prix de marchandise réalisé[3]. Indépendamment du troc de l’or contre des marchandises, à sa source de production, l’or est entre les mains de chaque producteur échangiste le produit d’une vente ou de la première métamorphose de sa marchandise, M—A[4]. L’or est devenu monnaie idéale ou mesure des valeurs, parce que les marchandises exprimaient leurs valeurs en lui et en faisaient ainsi leur figure valeur imaginée, opposée à leurs formes naturelles de produits utiles. Il devient monnaie réelle par l’aliénation universelle des marchandises. Ce mouvement les convertit toutes en or, et fait par cela même de l’or leur figure métamorphosée, non plus en imagination, mais en réalité. La dernière trace de leurs formes usuelles et des travaux concrets dont elles tirent leur origine ayant ainsi disparu, il ne reste plus que des échantillons uniformes et indistincts du même travail social. À voir une pièce de monnaie on ne saurait dire quel article a été converti en elle. La monnaie peut donc être de la boue, quoique la boue ne soit pas monnaie.

Supposons maintenant que les deux pièces d’or contre lesquelles notre tisserand a aliéné sa marchandise proviennent de la métamorphose d’un quart de froment. La vente de la toile, M—A est en même temps son achat, A—M. En tant que la toile est vendue, cette marchandise commence un mouvement qui finit par son contraire, l’achat de la bible ; en tant que la toile est achetée, elle finit un mouvement

  1. « Le véritable amour est toujours cahoté dans sa course. » (Shakespeare)
  2. « Toute vente est achat. » (Dr Quesnay, Dialogues sur le commerce et les travaux des artisans. Physiocrates, éd. Daire, Ire partie, Paris, 1846, p. 170), ou, comme le dit le même auteur, dans ses Maximes générales : Vendre est acheter.
  3. « Le prix d’une marchandise ne pouvant être payé que par le prix d’une autre marchandise. » (Mercier de la Rivière, l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Physiocrates, éd. Daire, IIe partie, p. 554.)
  4. « Pour avoir cet argent, il faut avoir vendu. » (l. c., p. 545.)