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pauvreté soient moindres, c’est ce que je ne prétends pas affirmer[1]. » La chute en est jolie ! Si la classe ouvrière est restée « pauvre, moins pauvre » seulement, à proportion qu’elle créait pour la classe propriétaire une « augmentation étourdissante, de richesse et de puissance », elle est restée tout aussi pauvre relativement parlant. Si les extrêmes de la pauvreté n’ont pas diminué, ils se sont accrus en même temps que les extrêmes de la richesse. Pour ce qui est de la baisse de prix des moyens de subsistance, la statistique officielle, les indications de l’Orphelinat de Londres, par exemple, constatent un enchérissement de vingt pour cent pour la moyenne des trois années de 1860 à 1862 comparée avec celle de 1851 à 1853. Dans les trois années suivantes, 1863-1865, la viande, le beurre, le lait, le sucre, le sel, le charbon et une masse d’autres articles de première nécessité, enchérissent progressivement[2]. Le discours de M. Gladstone, du 7 avril 1864, est un vrai dithyrambe d’un vol pindarique. Il y chante l’art de s’enrichir et ses progrès et aussi le bonheur du peuple tempéré par la « pauvreté ». Il y parle de masses situées « sur l’extrême limite du paupérisme », de branches d’industrie où le salaire ne s’est pas élevé, et finalement il résume la félicité de la classe ouvrière dans ces quelques mots : « La vie humaine est, dans neuf cas sur dix, une lutte pour l’existence[3]. » Le professeur Fawcett, qui n’est point, comme le ministre, retenu par des considérations officielles, s’exprime plus carrément : « Je ne nie pas, dit-il, que le salaire ne se soit élevé (dans les vingt dernières années), avec l’augmentation du capital : mais cet avantage apparent est en grande partie perdu, parce qu’un grand nombre de nécessités de la vie deviennent de plus en plus chères (il attribue cela à la baisse de valeur des métaux précieux)… Les riches deviennent rapidement plus riches (the rich grow rapidly richer), sans qu’il y ait d’amélioration appréciable dans le bien-être des classes ouvrières… Les travailleurs deviennent presque esclaves des boutiquiers dont ils sont les débiteurs[4]. »

Les conditions dans lesquelles la classe ouvrière anglaise a produit, pendant les vingt à trente dernières années, la susdite « augmentation étourdissante de richesse et de puissance » pour les classes possédantes, sont connues du lecteur. Les sections de cet ouvrage qui traitent de la journée de travail et des machines l’ont suffisamment renseigné à ce sujet. Mais ce que nous avons étudié alors, c’était surtout le travailleur au milieu de l’atelier où il fonctionne. Pour mieux pénétrer la loi de l’accumulation capitaliste, il faut nous arrêter un instant à sa vie privée, et jeter un coup d’œil sur sa nourriture et son habitation. Les limites de cet ouvrage m’imposent de m’occuper ici principalement de la partie mal payée des travailleurs industriels et agricoles, dont l’ensemble forme la majorité de la classe ouvrière[5].

Mais auparavant encore un mot sur le paupérisme officiel, c’est-à-dire sur la portion de la classe ouvrière qui, ayant perdu sa condition d’existence, la vente de sa force, ne vit plus que d’aumônes publiques. La liste officielle des pauvres, en Angleterre[6], comptait, en 1855 : 851 369 personnes, en 1856 : 877 767, en 1865 : 971 438. Par suite de la disette du coton, elle s’éleva, dans les années 1863 et 1864, à 1 079 382 et 1 014 978 personnes. La crise de 1866, qui frappa surtout la ville de Londres, créa dans ce siège du marché universel, plus populeux que le royaume d’Écosse, un surcroît de pauvres de 19.5 % pour cette année comparée à 1865, de 24.4 % par rapport à 1864, et un accroissement plus considérable encore pour les premiers mois de 1867 comparés à 1866. Dans l’analyse de la statistique du paupérisme, deux points essentiels sont à relever. D’une part, le mouvement de hausse et de baisse de la masse des pauvres reflète les changements périodiques du cycle industriel. D’autre part, la statistique officielle devient un indice de plus en plus trompeur du paupérisme réel, à mesure qu’avec l’accumulation du capital la lutte des classes s’accentue et que le travailleur acquiert un plus vif sentiment de soi-même. Le traitement barbare des pauvres au Workhouse, qui fit pousser à la presse anglaise (Times, Pall Mall Gazette, etc.) de si hauts cris il y a quelques années, est d’ancienne date. Fr. Engels signala, en 1844, les mêmes cruautés et les mêmes déclamations passagères de la « littérature à sensation ». Mais l’augmentation terrible à Londres, pendant les derniers dix ans, des cas de morts de faim (deaths of starvation), est une démonstra-

  1. « From 1842 to 1852 the taxable income of the country increased by six per cent… In the eight years from 1853 to 1861, it had increased from the basis taken in 1853, twenty pet cent… The fact is so astonishing as to be almost incredible… This intoxicating augmentation of wealth and power… is entirely confined to classes of property… it must be of indirect benefit to the labouring population, because it cheapens the commodities of general consumption — while the rich have been growing richer, the poor have been growing less poor ! at any rate, whether the extremes of poverty are less, I do not presume to say. » (Gladstone, H. of C., 16 avril 1863.)
  2. Voy. les renseignements officiels dans le livre bleu : Miscellaneous staltistics of the Un. Kingdom, part VI. Lond., 1866, p. 260, 273, passim. Au lieu d’étudier la statistique des asiles d’orphelins, etc., on pourrait jeter un coup d’œil sur les déclamations ministérielles à propos de la dotation des enfants de la maison royale. L’enchérissement des subsistances n’y est jamais oublié.
  3. « Think of those who are on the border of that region (pauperism), wages… in others not increased… human life is but, in nine cases out of ten, a struggle for existence. » (Gladstone, Chambre des communes, 7 avril 1864.) Un écrivain anglais, d’ailleurs de peu de valeur, caractérise les contradictions criantes accumulées dans les discours de M. Gladstone sur le budget en 1863 et 1864 par la citation suivante de Molière :
    Voilà l’homme, en effet. Il va du blanc au noir,
    Il condamne au matin ses sentiments du soir.
    Importun à tout autre, à soi-même incommode,
    Il change à tous moments d’esprit comme de mode.
    The Theory of Exchanges, etc., Londres, 1864, p. 135.
  4. Il. Fawcett, l. c., p. 67, 82. La dépendance croissante dans laquelle se trouve le travailleur vis-à-vis du boutiquier est une conséquence des oscillations et des interruptions fréquentes de son travail qui le forcent d’acheter à crédit.
  5. Il serait à souhaiter que Fr. Engels complétât bientôt son ouvrage sur la situation des classes ouvrières en Angleterre par l’étude de la période écoulée depuis 1844, ou qu’il nous exposât à part cette dernière période dans un second volume.
  6. Dans l’Angleterre est toujours compris le pays de Galles. La Grande-Bretagne comprend l’Angleterre, Galles et l’Écosse, le Royaume Uni, ces trois pays et l’Irlande.