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satisfaire le progressiste le plus optimiste et le plus effronté commis‑voyageur du libre-échange.

La loi de fabrique de 1861 règle la fabrication des dentelles, en tant qu’elle s’effectue au moyen des machines. Les branches de cette industrie que nous allons examiner brièvement, et seulement par rapport aux soi-disant ouvriers à domicile, se réduisent à deux sections. L’une comprend ce qu’on nomme le lace finishing (c’est‑à‑dire la dernière manipulation des dentelles fabriquées à la mécanique, et cette catégorie contient elle-même des sous‑divisions nombreuses) ; l’autre le tricotage des dentelles.

Le lace finishing est exécuté comme travail à domicile, soit dans ce qu’on nomme des « mistresses houses » (maisons de patronnes), soit par des femmes, seules ou aidées de leurs enfants, dans leurs chambres. Les femmes qui tiennent les « mistresses houses » sont pauvres. Le local de travail constitue une partie de leur habitation. Elles reçoivent des commandes des fabricants, des propriétaires de magasins, etc., et emploient des femmes, des enfants, des jeunes filles, suivant la dimension de leurs logements et les fluctuations de la demande dans leur partie. Le nombre des ouvrières occupées varie de vingt à quarante dans quelques-uns de ces ateliers, de dix à vingt dans les autres. Les enfants commencent en moyenne vers six ans, quelques-uns même au-dessous de cinq. Le temps de travail ordinaire dure de huit heures du matin à huit heures du soir, avec une heure et demie pour les repas qui sont pris irrégulièrement et souvent même dans le taudis infect de l’atelier. Quand les affaires vont bien le travail dure souvent de huit heures, quelquefois de six heures du matin jusqu’à dix, onze heures du soir et minuit.

Dans les casernes anglaises, l’espace prescrit pour chaque soldat comporte de 500 à 600 pieds cubes, dans les lazarets militaires : 200. Dans ces affreux taudis il revient à chaque personne de 67 à 100 pieds cubes. L’oxygène de l’air y est en outre dévoré par le gaz. Pour tenir les dentelles propres, les enfants doivent souvent ôter leurs souliers, même en hiver, quoique le plancher soit carrelé de dalles ou de briques. « Il n’est pas rare de voir à Nottingham quinze ou vingt enfants empilés comme des harengs dans une petite chambre qui n’a pas plus de 12 pieds carrés, occupés quinze heures sur vingt-quatre à un travail d’une monotonie écrasante et au milieu de toutes les conditions funestes à la santé… Même les plus jeunes d’entre eux travaillent avec une attention soutenue et une célérité qui étonnent, ne permettant jamais à leurs doigts d’aller moins vite ou de se reposer. Si on leur adresse des questions, ils ne lèvent pas les yeux de leur travail, de crainte de perdre un seul instant. » Les patronnes ne dédaignent pas d’employer « un grand bâton » pour entretenir l’activité, suivant que le temps de travail est plus ou moins prolongé. « Les enfants se fatiguent peu à peu et deviennent d’une agitation fébrile et perpétuelle vers la fin de leur long assujettissement à une occupation toujours la même qui fatigue la vue et épuise le corps par l’uniformité de position qu’elle exige. C’est en fait un travail d’esclave (Their work like slavery)[1]. » Là où les femmes travaillent chez elles avec leurs enfants, c’est‑à‑dire dans une chambre louée, fréquemment dans une mansarde, la situation est encore pire, si c’est possible. Ce genre de travail se pratique dans un cercle de quatre‑vingts milles aux environs de Nottingham. Quand l’enfant occupé dans un magasin le quitte vers neuf ou dix heures du soir, on lui donne souvent un trousseau à terminer chez lui. « C’est pour la maman », dit en se servant de la phrase consacrée, le valet salarié qui représente le pharisien capitaliste ; mais il sait fort bien que le pauvre enfant devra veiller et faire sa part de l’ouvrage[2].

Le tricotage des dentelles se pratique principalement dans deux districts agricoles anglais, le district de Honiton, sur vingt à trente milles le long de la côte sud du Devonshire, y compris quelques localités du Nord Devon, et dans un autre district qui embrasse une grande partie des comtés de Buckingham, Bedford, Northampton et les parties voisines de Oxfordshire et Humingdonshire. Le travail se fait généralement dans les cottages de journaliers agricoles. Quelques manufacturiers emploient plus de trois mille de ces ouvriers à domicile, presque tous enfants ou adolescents, du sexe féminin sans exception. L’état de choses décrit à propos du lace finishing se reproduit ici, avec cette seule différence que les maisons des patronnes sont remplacées par de soi-disant écoles de tricot (lace schools), tenues par de pauvres femmes dans leurs chaumières. À partir de leur cinquième année, quelquefois plus tôt, jusqu’à douze ou quinze ans, les enfants travaillent dans ces écoles ; les plus jeunes dans la première année triment de 4 à 8 heures, et plus tard de 6 heures du matin jusqu’à 8 et 10 heures du soir. Les chambres sont en général telles qu’on les trouve ordinairement dans les petits cottages ; la cheminée est bouchée pour empêcher tout courant d’air et ceux qui les occupent n’ont souvent pour se réchauffer, même en hiver, que leur propre chaleur animale. Dans d’autres cas ces prétendues écoles ressemblent à des offices, sans foyer ni poêle. L’encombrement de ces espèces de trous en empeste l’air. Ajoutons à cela l’influence délétère de rigoles, de cloaques, de matières en putréfaction et d’autres immondices qui se trouvent ordinairement aux abords des petits cottages. « Pour ce qui est de l’espace, j’ai vu, dit un inspecteur, dans une de ces écoles, dix-huit jeunes filles avec la maîtresse ; 35 pieds cubes pour chaque personne ; dans une autre où la puanteur était insupportable, dix-huit personnes étaient rassemblées ; 24 1/2 pieds cubes par tête. On trouve dans cette industrie des enfants employés à partir de deux ans et deux ans et demi[3]. »

Dans les comtés de Buckingham et de Bedford

  1. « Child. Empl. Comm. II Rep. 1864 », p. xix, xx, xxi.
  2. L. c., p. xxi, xxvi.
  3. L. c., p. xxix, xxx.