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clarer. Mais quelque chose d’encore plus affreux, c’est la manière dont les changements dans les procédés de production s’effectuaient aux dépens de l’ouvrier. C’étaient de véritables expériences in corpore vili, comme celles des vivisecteurs sur les grenouilles et autres animaux à expériences. « Bien que j’aie fait connaître les recettes réelles des ouvriers dans beaucoup de fabriques, dit l’inspecteur Redgrave, il ne faut pas croire qu’ils perçoivent la même somme par semaine. Ils subissent les fluctuations les plus considérables par suite des expérimentations (experimentalizing) continuelles des fabricants… leurs salaires s’élèvent et s’abaissent suivant la qualité des mélanges faits avec le coton ; tantôt ils ne s’écartent que de 15% de leur taux normal, et une ou deux semaines après, l’écart est de 50 à 60%[1]. » Et ces essais ne coûtaient pas seulement à l’ouvrier une bonne partie de ses vivres, il les lui fallait payer encore avec les souffrances de ses cinq sens à la fois. « Ceux qui sont chargés de nettoyer le coton m’assurent que l’odeur insupportable qui s’en dégage les rend malades… Dans la salle où l’on carde et où l’on fait les mélanges, la poussière et la saleté causent des irritations dans toutes les ouvertures de la tête, excitent la toux et rendent la respiration difficile… Pour l’encollage des filés dont les fibres sont courtes, on emploie au lieu de la farine d’abord usitée une multitude de matières différentes. C’est là une cause de nausée et de dyspepsie chez les tisseurs. La poussière occasionne des bronchites, des inflammations de la gorge, et les saletés contenues dans le Surate engendrent des maladies cutanées par suite de l’irritation de la peau. »

D’autre part les matières substituées à la farine étaient pour les fabricants, grâce au poids qu’elles ajoutaient aux filés, un vrai sac de Fortunatus. « Grâce à elles, 15 livres de matières premières une fois tissées pesaient 20 livres[2]. » On lit dans les rapports des inspecteurs de fabrique du 30 avril 1864. « L’industrie exploite aujourd’hui cette source de profits d’une manière vraiment indécente. Je sais de bonne source qu’un tissu de huit livres est fait avec cinq livres de coton et deux livres trois quarts de colle. Il entrait deux livres de colle dans un autre tissu de cinq livres un quart. C’étaient des chemises ordinaires pour l’exportation. Dans d’autres espèces de tissus la colle constituait parfois 50% du tout, de sorte que les fabricants pouvaient se vanter et se vantaient, en effet, de devenir riches en vendant des tissus pour moins d’argent que n’en coûtaient nominalement les filés qu’ils contenaient[3]. » Mais les ouvriers n’avaient pas seulement à souffrir des expériences des fabricants et des municipalités, du manque de travail et de la réduction des salaires, de la pénurie et de l’aumône, des éloges des lords et des membres de la Chambre des communes. « De malheureuses filles, sans occupation par suite de la crise cotonnière, devinrent le rebut de la société et restèrent telles… Le nombre des jeunes prostituées s’est plus accru que depuis les vingt-cinq dernières années[4]. »

On ne trouve donc dans les quarante-cinq premières années de l’industrie cotonnière anglaise, de 1770 à 1815, que cinq années de crise et de stagnation ; mais c’était alors l’époque de son monopole sur le monde entier. La seconde période de quarante-huit ans, de 1815 à 1863, ne compte que vingt années de reprise et de prospérité contre vingt-huit de malaise et de stagnation. De 1815 à 1830, commence la concurrence avec l’Europe continentale et les États‑Unis. À partir de 1833 les marchés de l’Asie sont conquis et développés au prix « de la destruction de la race humaine ». Depuis l’abrogation de la loi des céréales, de 1846 à 1863, pour huit années d’activité et de prospérité on en compte neuf de crise et de stagnation. Quant à ce qui est de la situation des ouvriers adultes de l’industrie cotonnière, même pendant les temps de prospérité, on peut en juger par la note ci‑dessous[5].

VIII

Révolution opérée dans la manufacture, le métier et le travail à domicile par la grande industrie.

A. Suppression de la coopération fondée sur le métier et la division du travail.

Nous avons vu comment l’exploitation mécanique supprime la coopération fondée sur le métier et

  1. L. c., p. 50, 51.
  2. L. c., p. 62, 63.
  3. « Reports, etc, 30 th. april 1864,  » p.27
  4. Extrait d’une lettre du chef constable Harris de Bolton dans « Reports of Insp. of Fact., 31 st. oct. 1865 », p.61, 62.
  5. On lit dans un appel des ouvriers cotonniers, du printemps de 1863 pour la formation d’une société d’émigration : « Il ne se trouvera que bien peu de gens pour nier qu’une grande émigration d’ouvriers de fabrique soit aujourd’hui absolument nécessaire, et les faits suivants démontreront qu’en tout temps, sans un courant d’émigration continu, il nous est impossible de maintenir notre position dans les circonstances ordinaires. En 1814, la valeur officielle des cotons exportés (laquelle n’est qu’un indice de la quantité), se montait à 17 665 378 liv. st. ; leur valeur de marché réelle, au contraire, était de 20 070 824 liv. st. En 1858, la valeur officielle des cotons exportés étant de 182 221 681 liv. st., leur valeur de marché ne s’éleva pas au-dessus de 43 001 322 liv. st., en sorte que pour une quantité décuple, l’équivalent obtenu ne fut guère plus que double. Diverses causes concoururent à produire ce résultat si ruineux pour le pays en général et pour les ouvriers de fabrique en particulier… Une des principales, c’est qu’il est indispensable pour cette branche d’industrie, d’avoir constamment à sa disposition plus d’ouvriers qu’il n’en est exigé en moyenne, car, il lui faut, sous peine d’anéantissement, un marché s’étendant tous les jours davantage. Nos fabriques de coton peuvent être arrêtées d’un moment à l’autre par cette stagnation périodique du commerce qui, dans l’organisation actuelle, est aussi inévitable que la mort. Mais l’esprit d’invention de l’homme ne s’arrête pas pour cela. On peut évaluer au moins à six millions le nombre des émigrés dans les vingt-cinq dernières années ; néanmoins, par suite d’un déplacement constant de travailleurs en vue de rendre le produit meilleur marché, il se trouve même dans les temps les plus prospères, un nombre proportionnellement considérable d’hommes adultes hors d’état de se procurer, dans les fabriques, du travail de n’importe quelle espèce et à n’importe quelles conditions. » (Reports of Insp. of Fact. 30 th. april 1863, p. 51, 52.) On verra dans un des chapitres suivants, comment messieurs les fabricants, pendant la terrible crise cotonnière, ont cherché à empêcher l’émigration de leurs ouvriers par tous les moyens, même par la force publique.