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en 1861 il s’était élevé à 4 millions. D’un autre côté il n’est pas moins certain que la prospérité croissante de la filature mécanique de la laine provoqua en Angleterre la conversion progressive des terres de labour en pacage qui amena l’expulsion en masse des laboureurs agricoles rendus surnuméraires. L’Irlande subit encore dans ce moment cette opération douloureuse qui déprime sa population déjà réduite de moitié depuis vingt ans au bas niveau correspondant aux besoins de ses propriétaires fonciers et de messieurs les Anglais fabricants de laine.

Si le machinisme s’empare de procédés préliminaires ou intermédiaires par lesquels doit passer un objet de travail avant d’arriver à sa forme finale, les métiers ou les manufactures où le produit mécanique entre comme élément, vont être plus abondamment pourvus de matériel et absorberont plus de travail. Avant l’invention des machines à filer, les tisserands anglais chômaient souvent à cause de l’insuffisance de leur matière première, mais le filage mécanique du coton leur fournit les filés en telle abondance et à si bon marché, que vers la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre une famille de quatre adultes avec deux enfants pour dévider, en travaillant dix heures par jour, gagnait quatre livres sterling en une semaine. Quand le travail pressait, elle pouvait gagner davantage[1].

Les ouvriers affluaient alors dans le tissage du coton à la main jusqu’au moment où les 800,000 tisserands créés par la Jenny, la Mule et le Throstle furent écrasés par le métier à vapeur. De même le nombre des tailleurs, des modistes, des couturières, etc., alla en augmentant avec l’abondance des étoffes fournies par les machines, jusqu’à ce que la machine à coudre fit son apparition.

À mesure que les machines, avec un nombre d’ouvriers relativement faible, font grossir la masse de matières premières, de produits à demi façonnés, d’instruments de travail, etc., les industries qui usent ces matières premières, etc., se subdivisent de plus en plus en différentes et nombreuses branches. La division sociale du travail reçoit ainsi une impulsion plus puissante que par la manufacture proprement dite.

Le système mécanique augmente en premier lieu la plus-value et la masse des produits dans lesquels elle se réalise. À mesure que croît la substance matérielle dont la classe capitaliste et ses parasites s’engraissent, ces espèces sociales croissent et multiplient. L’augmentation de leur richesse, accompagnée comme elle l’est d’une diminution relative des travailleurs engagés dans la production des marchandises de première nécessité, fait naître avec les nouveaux besoins de luxe de nouveaux moyens de les satisfaire. Une partie plus considérable du produit social se transforme en produit net et une plus grande part de celui-ci est livrée à la consommation sous des formes plus variées et plus raffinées. En d’autres termes, la production de luxe s’accroît[2].

Le raffinement et la multiplicité variée des produits proviennent également des nouveaux rapports du marché des deux mondes créés par la grande industrie. On n’échange pas seulement plus de produits de luxe étrangers contre les produits indigènes, mais plus de matières premières, d’ingrédients, de produits à demi fabriqués provenant de toutes les parties du monde, etc., entrent comme moyens de production dans l’industrie nationale. La demande de travail augmente ainsi dans l’industrie des transports qui se subdivise en branches nouvelles et nombreuses[3].

L’augmentation des moyens de travail et de subsistance et la diminution progressive dans le nombre relatif des ouvriers que leur production réclame poussent au développement d’entreprises de longue haleine et dont les produits tels que canaux, docks, tunnels, ponts, etc., ne portent de fruits que dans un avenir plus ou moins lointain.

Soit directement sur la base du système mécanique, soit par suite des changements généraux qu’il entraîne dans la vie économique, des industries tout à fait nouvelles surgissent, autant de nouveaux champs de travail. La place qu’ils prennent dans la production totale n’est pas cependant très large, même dans les pays les plus développés, et le nombre d’ouvriers qu’ils occupent est en raison directe du travail manuel le plus grossier dont ils font renaître le besoin.

Les principales industries de ce genre sont aujourd’hui les fabriques de gaz, la télégraphie, la photographie, la navigation à vapeur et les chemins de fer. Le recensement de 1861 (pour l’Angleterre et la principauté de Galles) accuse dans l’industrie du gaz (usines, production d’appareils mécaniques, agents des compagnies) 15 211 ; dans la télégraphie deux mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf ; dans la photographie 2 366, dans le service des bateaux à vapeur 3 570 et dans les chemins de fer 70 599. Ce dernier nombre renferme environ 28 000 terrassiers employés d’une manière plus ou moins permanente et tout le personnel commercial et administratif. Le chiffre total des individus occupés dans ces cinq industries nouvelles était donc de 94 145.

Enfin l’accroissement extraordinaire de la productivité dans les sphères de la grande industrie, accompagné comme il l’est d’une exploitation plus intense et plus extensive de la force de travail dans toutes les autres sphères de la production, permet d’employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers, cuisinières, bonnes, etc., les anciens esclaves domestiques. D’après le recensement de 1861, la population de l’Angleterre et du pays de Galles comprenait 20,066,244 personnes dont 9,776, 259 du sexe masculin et 10,289,965 du sexe féminin. Si l’on en déduit ce qui est trop vieux

  1. Gaskell, l. c. p. 25-27.
  2. F. Engels, dans son ouvrage déjà cité sur la situation des classes ouvrières, démontre l’état déplorable d’une grande partie de ces ouvriers de luxe. On trouve de nouveaux et nombreux documents sur ce sujet dans les rapports de la « Child. Employm. Commission ».
  3. En Angleterre y compris le pays de Galles, il y avait en 1861, dans la marine de commerce 94,665 marins.