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nous les comparons aux concessions que, une fois arrivé à l’âge mûr, il est contraint de faire en rechignant. Il faut, en effet, des siècles pour que le travailleur « libre », par suite du développement de la production capitaliste, se prête volontairement, c’est‑à‑dire soit contraint socialement à vendre tout son temps de vie active, sa capacité de travail elle‑même, pour le prix de ses moyens de subsistance habituels, son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Il est donc naturel que la prolongation de la journée de travail, que le capital, depuis le milieu du quatorzième jusqu’à la fin du dix-septième siècle, cherche à imposer avec l’aide de l’État aux hommes, corresponde à peu de chose près à la limite du temps de travail que l’État décrète et impose çà et là dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle pour empêcher la transformation du sang d’enfants en capital. Ce qui aujourd’hui, par exemple, dans le Massachusetts, tout récemment encore l’État le plus libre de l’Amérique du Nord, est proclamé la limite légale du temps de travail d’enfants au‑dessous de douze ans, était en Angleterre, au milieu du dix-septième siècle, la journée de travail normale de vigoureux artisans, de robustes garçons de ferme et d’athlétiques forgerons[1].

Le premier « Statute of Labourers » (Edouard III, 1349) trouva son prétexte immédiat, — non sa cause, car la législation de ce genre dure des siècles après que le prétexte a disparu — dans la grande peste qui décima la population, à tel point que, suivant l’expression d’un écrivain Tory, « la difficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables, (c’est‑à‑dire à des prix qui laissassent à leurs patrons un quantum raisonnable de travail extra) devint en réalité insupportable[2] ». En conséquence la loi se chargea de dicter des salaires raisonnables ainsi que de fixer la limite de la journée de travail. Ce dernier point qui nous intéresse seul ici est reproduit dans le statut de 1496 (sous Henri VIII). La journée de travail pour tous les artisans (artificiers) et travailleurs agricoles, de mars en septembre, devait alors durer, ce qui cependant ne fut jamais mis à exécution, de 5 h. du matin à 7 h. et 8 h. du soir ; mais les heures de repas comprenaient une heure pour le déjeuner, une heure et demie pour le dîner et une demi‑heure pour la collation vers quatre heures, c’est‑à‑dire précisément le double du temps fixé par le Factory Act aujourd’hui en vigueur[3]. En hiver le travail devait commencer à 5 h. du matin et finir au crépuscule du soir avec les mêmes interruptions. Un statut d’Elisabeth (1562) pour tous les ouvriers « loués par jour ou par semaine » laisse intacte la durée de la journée de travail, mais cherche à réduire les intervalles à deux heures et demie pour l’été et deux heures pour l’hiver. Le dîner ne doit durer qu’une heure, et « le sommeil d’une demi‑heure l’après‑midi » ne doit être permis que de la mi-mai à la mi‑août. Pour chaque heure d’absence il est pris sur le salaire un d. (10 centimes). Dans la pratique cependant les conditions étaient plus favorables aux travailleurs que dans le livre des statuts. William Petty, le père de l’économie politique et jusqu’à un certain point l’inventeur de la statistique, dit dans un ouvrage qu’il publia dans le dernier tiers du dix-septième siècle : « Les travailleurs (labouring men, à proprement parler alors les travailleurs agricoles) travaillent dix heures par jour et prennent vingt repas par semaine, savoir trois les jours ouvrables et deux le dimanche. Il est clair d’après cela que s’ils voulaient jeûner le vendredi soir et prendre leur repas de midi en une heure et demie, tandis qu’ils y emploient maintenant deux heures, de 11 heures du matin à 1 heure, en d’autres termes s’ils travaillaient un vingtième de plus et consommaient un vingtième de moins, le dixième de l’impôt cité plus haut serait prélevable[4]. » Le docteur Andrew Ure n’avait‑il pas raison de décrier le bill des 12 heures de 1833 comme un retour aux temps des ténèbres ? Les règlements contenus dans les statuts et mentionnés par Petty concernent bien aussi les apprentis ; mais on voit immédiatement par les plaintes suivantes où en était encore le travail des enfants même à la fin du dix-septième siècle : « Nos jeunes garçons, ici en Angleterre, ne font absolument rien jusqu’au moment où ils deviennent apprentis, et alors ils ont naturellement besoin de beaucoup de temps (sept années) pour se former et devenir des ouvriers habiles. » Par contre l’Allemagne est glorifiée, parce que là les enfants sont dès le berceau « habitués au moins à quelque peu d’occupation[5]. »

Pendant la plus grande partie du xviiie siècle,

  1. « Aucun enfant au-dessous de douze ans ne doit être employé dans un établissement manufacturier quelconque plus de dix heures par jour. » General Statures of Massachusetts, 63, ch. 12. (Les ordonnances ont été publiées de 1836 à 1858.) « Le travail exécuté pendant une période de 10 heures par jour dans les manufactures de coton, de laine, de soie, de papier, de verres et de lin, ainsi que dans les établissements métallurgiques doit être considéré comme journée de travail légale. Il est arrêté que désormais aucun mineur engagé dans une fabrique, ne doit être employé au travail plus de 10 heures par jour ou 60 heures par semaine, et que désormais aucun mineur ne doit être admis comme ouvrier au-dessous de dix ans dans n’importe quelle fabrique de cet État. » State of New Jersey. An act to limit the hours of labour, etc., 61 et 52 (loi du 11 mars 1855). « Aucun mineur qui a atteint l’âge de douze ans et pas encore celui de quinze, ne doit être employé dans un établissement manufacturier plus de onze heures par jour, ni avant 5 heures du matin, ni après 7 heures et demie du soir. » Revised Statutes of Rhode Island, etc., chap. xxxix, § 23, (1er juillet 1857).
  2. Sophisms of Free Trade, 7e édit. Lond. 1850, p. 205. Le même Tory en convient d’ailleurs : « Les actes du Parlement sur le règlement des salaires faits contre les ouvriers en faveur de ceux qui les emploient, durèrent la longue période de quatre cent soixante-quatre ans. La population augmenta. Ces lois devinrent superflues et importunes. » (L. c. p. 206.)
  3. J. Wade fait à propos de ce statut une remarque fort juste : « Il résulte du statut de 1496 que la nourriture comptait comme l’équivalent du tiers de ce que recevait l’ouvrier, et des deux tiers de ce que recevait le travailleur agricole. Cela témoigne d’un plus haut degré d’indépendance parmi les travailleurs que celui qui règne aujourd’hui ; car la nourriture des ouvriers de n’importe quelle classe, représente maintenant une fraction bien plus élevée de leur salaire. » (J. Wade, l. c. p. 24, 25 et 577.) Pour réfuter l’opinion d’après laquelle cette différence serait due à la différence par exemple du rapport de prix entre les aliments et les vêtements, alors et aujourd’hui, il suffit de jeter le moindre coup d’œil sur le Chronicon Pretiosum, etc., par l’évêque Fletwood, 1re édit. London, 1707. 2e édit. London, 1745.
  4. W. Petty : Political Anatomy of Ireland, 1672, édit. 1691, p. 10.
  5. A discussion on the Necessity of Encouraging rnechanick Industry, London, 1689, p. 13. Macaulay qui a falsifié l’histoire