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la vie aux galères

même. Il ordonna ensuite à l’argousin de m’aller enchaîner à son banc à lui, comite.

Il faut savoir que le comite mange et couche à un banc de la galère, sur une table qu’on dresse sur quatre petits piliers de fer avec des traverses, et cette table est assez longue pour y prendre ses repas et pour servir à dresser son lit, entouré d’un pavillon de grosse toile de coton, si bien que les forçats dudit banc sont sous cette table qui s’ôte facilement lorsqu’il faut ramer ou faire quelque autre manœuvre. Les six forçats de ce banc forment le domestique du comite. Chacun a son emploi pour le servir et lorsque le comite mange ou est assis sur sa table (car c’est son appartement et sa résidence), tous les forçats dudit banc et des bancs à chaque côté se tiennent toujours debout, la tête nue par respect. Tous les forçats de la galère ambitionnent extrêmement d’être au banc du comite et sous-comite, non seulement parce qu’ils mangent les restes de leurs tables, mais principalement à cause qu’il ne s’y donne jamais aucun coup de corde pendant qu’on rame ou fait d’autres manœuvres et on nomme ces bancs, les « bancs respectés », et c’est un office[1] que d’être d’un tel banc. J’eus donc cet office, qui ne dura pas longtemps par ma propre faute, parce que, me sentant encore d’un reste de vanité mondaine, je ne pus gagner sur moi de faire le pied de grue comme les autres. Car lorsque le comite était à sa table, je me couchais ou lui tournais le dos, mon bonnet sur la tête, faisant semblant de regarder la mer. Les forçats du banc me disaient souvent qu’il m’en prendrait mal, mais je les laissais dire et allais toujours mon train, me contentant d’être esclave du roi, sans être encore celui du comite. Je courais cependant risque de tomber dans sa disgrâce, ce qui est le plus grand malheur qu’un forçat puisse avoir. Il ne m’arriva pas cependant ainsi, car ce comite, tout diable qu’on me l’avait fait, était très raisonnable. Il s’informa des forçats de son banc si je mangeais avec eux les restes de sa table, et, ayant appris

  1. Emploi recherché.