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les galères de marseille

tèrent même quelques-uns entre leurs bras, jusques où étaient nos habits, et par une espèce de miracle, il n’y eut aucun de nous qui y périt, ni pendant la route où on nous fit encore trois fois cette barbare visite en pleine campagne, avec un froid aussi grand et même plus rude qu’il n’était à Charenton. Pendant qu’on nous fit ce cruel traitement, ces quatre messieurs de Paris le voyaient des fenêtres de leur chambre qui donnait dans cette cour. Ils criaient et se lamentaient, demandant au capitaine, les mains jointes, de nous épargner, mais il ne les écoutait pas, et depuis nous ne les avons jamais revus, car on nous recloua nos chaînes au râtelier de l’écurie comme auparavant. Jugez, je vous prie, si ces messieurs eurent l’appétit et le courage de se régaler du grand souper qu’ils avaient fait préparer pour nous. Le capitaine ne voulut même jamais permettre qu’ils entrassent dans l’écurie pour nous voir et nous secourir dans l’accablant état où nous étions ni qu’on nous apportât le moindre rafraîchissement, et il fallut nous contenter d’un morceau de pain, d’une once de fromage et d’un demi-setier de mauvais vin pour chacun, que le capitaine fit distribuer. Ce qui nous aida le plus à nous réchauffer et qui vraisemblablement, après Dieu, nous sauva la vie, ce fut le fumier des chevaux de cette écurie, sur lequel nous étions assis ou à demi couchés. Pour moi, je me souviens que j’eus la facilité de m’y enterrer entièrement. Ceux qui purent le faire s’en trouvèrent bien, se réchauffèrent, et se remirent bientôt. Tout extrême et vilain que fût ce remède, nous rendîmes grâces à Dieu de nous l’avoir procuré.

Le lendemain au matin, nous partîmes de Charenton. On mit sur les chariots quelques-uns de nous vingt-deux qui le requirent, sans qu’on les maltraitât le moins du monde, mais les autres malheureux, accablés de leurs souffrances du soir précédent, et quelques-uns à l’article de la mort, ne purent obtenir cette faveur qu’après avoir passé par l’épreuve du nerf de bœuf et, pour les mettre sur les chariots, on les détachait de la grande chaîne, et on les traînait par celle qu’ils avaient au col, comme des bêtes mortes jusqu’au chariot, où on les jetait comme des chiens, leurs