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les galères de marseille

tribuer la soupe aux galériens, s’arrêtait toujours un quart d’heure avec moi et me donnait plus à manger que je n’en avais besoin. Les autres galériens m’en raillaient souvent, m’appelant le favori de la mère abbesse. Un jour, après m’avoir donné ma portion, elle me dit entre autres choses, que c’était bien dommage que nous ne fussions pas chrétiens. « Qui vous l’a dit, ma bonne mère ? Nous sommes chrétiens par la grâce de Dieu. — Eh ! oui, dit-elle, vous l’êtes, mais vous croyez à Moïse. — Ne croyez-vous pas, lui demandai-je, que Moïse était un grand prophète ? — Moi, dit-elle, croire à cet imposteur, à ce faux prophète qui a séduit tant de Juifs, comme Mahomet a séduit tant de Turcs. Moi croire à Moïse, oh ! que non ! Grâce au Seigneur je ne suis pas coupable d’une pareille hérésie. » Je haussai les épaules à un discours aussi ridicule et me contentai de lui dire que ce n’était pas le lieu ni le temps de discuter cette matière, mais que je la priais seulement de se confesser de ce qu’elle venait de dire et qu’elle verrait que son confesseur lui dirait certainement, s’il était plus savant qu’elle, que ce qu’elle avait dit de Moïse était un très grand péché.

Dans la Tournelle, nous ne restâmes que trois jours et trois nuits enchaînés sur les poutres. Voici comment nous en fûmes délivrés sitôt. Un bon protestant de Paris, nommé M. Girardot de Chancour, riche négociant[1], ayant appris notre arrivée à la Tournelle, fut prier le gouverneur de ce château de lui permettre de nous voir et de nous assister dans nos besoins. Le gouverneur, tout son ami qu’il était, ne voulut jamais lui permettre d’entrer dans le cachot pour nous parler, car on n’y laisse jamais entrer que des ecclésiastiques. M. Girardot donc ne put obtenir de nous voir de plus près que dans la cour de ce château, au travers d’un double grillage de fer dont les croisées du ca-

  1. Les Girardot étaient de gros marchands de bois du quai de la Tournelle. Il s’agit ici de Jean Girardot de Chancour, exilé à Sancerre en Berry, en décembre 1685, plus tard incarcéré à la Bastille (20 juillet 1699). En 1703, ses fils furent envoyés aux Jésuites. Sa femme était veuve en 1717. (Bulletin de la Société du protestantisme français, XXXIX, 449-464.)