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la vie aux galères

9 heures du soir, comme nous commencions à souper et que nos gardes en faisaient autant, je me sentis frapper sur l’épaule. En tournant la tête pour voir qui c’était, je vis une jeune demoiselle de considération, fille d’un des premiers banquiers de la ville, à qui j’avais prêté quelques jours auparavant un tome de sermons. Elle était enveloppée d’une écharpe qu’elle ouvrit pour me dire fort précipitamment et tout en pleurs : « Tenez, cher frère. Voilà votre livre que je vous rends. Dieu soit avec vous dans toutes vos épreuves ! On vous enlève, continua-t-elle, cette nuit à 12 heures. Quatre chariots sont ordonnés à cet effet, et la Porte Blanche restera ouverte pour votre sortie de la ville. » Je la remerciai de la peine qu’elle avait voulu prendre de venir, elle-même, nous donner cet avis à une heure si indue et lui demandai comment elle avait pu s’introduire dans notre chambre. « Ce détail, me dit-elle, ne vous touche en rien. Il est plus expédient de vous dire, cher confesseur, qu’on va vous conduire à Paris dans l’affreuse prison de la Tournelle, pour vous joindre à la grande chaîne qui se rend de cette ville tous les ans à Marseille. J’ai voulu, continua-t-elle, vous annoncer cette triste nouvelle, afin que vous n’ayez pas d’inquiétude sur votre destinée et que vous vous prépariez à souffrir constamment cette nouvelle épreuve. » Cela dit, elle s’en alla aussi invisiblement qu’elle était entrée[1].

Nous continuâmes à souper fort tranquillement. Après quoi, au lieu d’étendre nos matelas pour nous coucher à l’ordinaire, nous nous mîmes à plier notre petit bagage. Pendant que nous étions dans cette occupation, notre capitaine, suivant sa coutume, passa dans notre chambre pour discourir une heure avec nous en fumant sa pipe et nous voyant ramasser notre bagage, au lieu de préparer nos lits, il nous demanda ce que nous faisions. « Nous nous prépa-

  1. Martheilhe explique ailleurs que la jeune fille avait été avisée, des ordres reçus, par le secrétaire de l’intendant qui la recherchait en mariage et qu’elle avait dû entrer à la Corderie par une porte qui y donnait accès de sa maison.