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la vie aux galères

nourri et soigné comme un prince. Au bout de trois mois d’hôpital, je me trouvai gros et gras comme un moine, et le chirurgien-major m’ayant donné une attestation de sa main, comme quoi j’étais, par mes blessures, rendu incapable de la rame et autre travail des galères, je fus renvoyé sur la galère dans mon banc ordinaire.

La campagne d’ensuite, en l’année 1709, au mois d’avril, les galères armèrent. Le comite fit la classe de ses forçats chacun dans leur banc. Il y a six forçats à chaque rame. Le plus fort et vigoureux est toujours vogue-avant, c’est-à-dire le premier de la rame et qui a le plus de peine. Celui-là est de la classe première. Le second de la rame est de la deuxième classe, et ainsi du reste jusqu’à la classe sixième. Ce dernier n’a presque pas de peine ; aussi y met-on le plus chétif, le plus malingre du banc. Or, il faut savoir que, lorsque je fus blessé, j’étais de la première classe, et le comite, soit par mégarde ou autrement, m’avait laissé sur son rôle à cette classe que je ne pouvais remplir à cause de la faiblesse de mon bras, étant presque estropié et ne pouvant porter la main à la bouche. Je me mis donc moi-même à la sixième classe, m’attendant bien de passer par l’épreuve. Cette épreuve est terrible, car à la première sortie qu’on fait en mer, le comite, pour voir si on ne fait pas l’estropié exprès et à dessein de s’exempter du fort travail de la rame, accable de coups de corde un malheureux jusqu’à le laisser mort. Il arriva donc que nous sortîmes du port pour la première fois de cette année, et après que le comite eut fait sortir la galère, il fit visite de chaque banc pour voir si la vogue était bien classée. Il tenait une grosse corde à la main, rossant indifféremment ceux qui ne voguaient pas bien à sa fantaisie. J’étais au sixième banc de l’arrière de la galère, et, comme il avait commencé sa revue à la proue et qu’il s’était animé à frapper avant qu’il fût à mon banc, je m’attendais avec la plus grande angoisse du monde qu’il me traiterait impitoyablement. Il arrive, enfin, à notre banc, et s’arrêtant, il ordonna, d’un air féroce, au vogue-avant de cesser de ramer. Ensuite m’adressant la parole : « Chien de huguenot, me dit-il,