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L’INTENDANT BIGOT.

Aussi était-il banni à perpétuité du royaume ; ses biens étaient confisqués, et on le condamnait à 1 000 livres d’amende ainsi qu’à 1 500 000 livres de restitution.

Quant à ses complices, voici quelle était la teneur du jugement rendu contre les principaux d’entre eux :

Cadet, banni pour neuf ans de Paris, 500 livres d’amende, 6 millions de restitution ;

Penissault, banni pour neuf ans de Paris, 500 livres d’amende, 600 000 de restitution ;

Corpron, condamné à être admonesté en la chambre, 6 livres d’aumône et 600 000 livres de restitution ;

Bréard, banni pour neuf ans de Paris, 500 livres d’amende et 300 000 livres de restitution ;

Estèbe, condamné à être admonesté en la chambre, 6 livres d’aumône, 30 000 livres de restitution ; et quelques autres dont les noms n’ont point paru dans ce récit.

Bien que Péan fût mis hors de cour, attendu cependant les gains illégitimes faits par lui dans les différentes sociétés auxquelles il avait appartenu, il fut condamné, le 25 juin 1764, à restituer à S. M. la somme de 600 000 livres et à garder prison au château de la Bastille jusqu’à la dite restitution.

Quant au contumace Deschenaux, il fut banni pour cinq ans de Paris et condamné à 50 livres d’amende et à 300 000 livres de restitution.[1]


Par une froide soirée de la fin mars 1764, un homme remontait du port de la Lune, à Bordeaux, et se dirigeait en grande hâte vers le centre de la ville. Enveloppé soigneusement dans un large manteau noir, dont le collet relevé lui montait jusqu’aux oreilles, tandis qu’un feutre à large bord, tiré sur les sourcils, cachait ses traits aux passants, cet homme avançait rapidement et sans jamais regarder en face ceux qui se rencontraient sur son passage.

Après avoir ainsi marché quelque temps, les pieds trempés par la neige boueuse, il profita d’un moment où il se trouvait seul pour relever la tête et s’orienter. Apercevant à sa gauche les trois tours de l’église métropolitaine de St. André, lesquelles ressortaient à peine du brouillard, il se dirigea de ce côté.

Arrivé en face de la cathédrale, il tourna à droite et s’engagea dans une petite rue sombre et déserte

Au bout de cinquante pas, il s’arrête près d’une maison à deux étages, et dont la façade n’était pas plus éclairée que la rue.

— Dieu me damne ! grommela-t-il en levant les yeux jusqu’à l’étage supérieur, tout le monde doit dormir ici. Eh bien ! réveillons-les.

Et sans plus tarder, il monta les degrés, souleva le lourd marteau de fer et frappa brusquement trois coups, dont le son se prolongea sourdement à l’intérieur de la maison.

Il attendit quelques minutes avec assez de patience, mais n’entendant aucun bruit au dedans, il saisit de nouveau le heurtoir d’une main nerveuse et frappa à plein bras.

Une minute s’écoula bien encore sans qu’on eût paru l’entendre.

Notre homme allait réitérer son appel et se disposait à l’accentuer d’une façon plus vigoureuse encore, lorsqu’un bruissement de pas, qui venait s’approchant, à l’intérieur, frappa son oreille.

Un petit guichet, pratiqué dans la porte, s’ouvrit bientôt, et quelqu’un demanda d’une voix grondeuse et endormie :

— Qui est là ?

— Un ami de madame et qui veut lui parler à l’instant, répondit l’homme du dehors en déguisant sa voix.

— Madame ne reçoit pas à cette heure, reprit le verbe de plus en plus aigre du portier.

Et il allait refermer le guichet, lorsque l’autre lui tendit une pièce d’or, laquelle brilla à la lumière du flambeau, qui éclairait aussi, par l’ouverture, la figure rechignée du concierge.

Le visage du portier s’adoucit, quand il eut pris entre ses doigts la pièce d’or dont le poids acheva de le dérider.

— Faites-moi le plaisir de porter ce billet à madame, lui dit l’inconnu. Si elle n’est pas au lit, elle me recevra sans doute,

— Que monsieur veuille m’attendre.

Et le concierge s’éloigna, après avoir toutefois soigneusement refermé le guichet.

Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles l’homme au manteau mâchonna maints jurons tout en frappant le seuil de ses pieds refroidis.

Enfin le bruit de pas résonna de nouveau dans le vestibule, suivi cette fois d’un grincement de verrous. La porte s’ouvrit.

— Entrez, monsieur, dit le concierge.

En homme qui savait les aîtres de la maison, l’inconnu traversa rapidement le vestibule et pénétra dans une grande salle du rez-de-chaussée.

Une seule bougie, qu’on venait évidemment d’allumer, éclairait l’appartement dont les murailles étaient revêtues d’une tapisserie de haute lisse à personnages qui, dans la demi obscurité où se trouvait la salle, semblaient des êtres vivants enveloppés des ombres silencieuses du sommeil ou des fantômes évoqués par l’approche de minuit.

Le concierge referma la porte et l’inconnu se trouva seul.

Il ôta son feutre qui dégoûtait la pluie et le jeta sur un meuble. Ensuite il rabattit le collet de son manteau dont il finit par se débarrasser entièrement, et se laissa tomber dans un fauteuil.

La lumière de la bougie, qui s’épandait en plein sur sa figure, éclaira les traits de François Bigot.

Mais qu’il était changé, l’ex-intendant !

Au lieu de ce teint rosé que nous lui connaissions, ses joues étaient maintenant flasques et pâles, et toutes sillonnées de rides ; tandis que sous la poudre perçaient quelques mèches de cheveux grisonnants. Son front soucieux s’était creusé sous la griffe du malheur et de l’infamie, et sur son dos courbé semblaient peser encore les voutes du cachot de la Bastille.

— Comment va-t-elle me recevoir ? pensa Bigot.

Il passait fiévreusement la main sur son front, comme pour en effacer la tache d’infamie que la justice y avait apposé, quand une porte

  1. Voyez, outre le jugement déjà cité, l’Histoire du Canada de M. Dussieux.