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blantes il se dirigea vers les marches de pierre en titubant comme un homme ivre.

Il s’appuya un instant sur la muraille ; car il s’affaiblissait toujours.

Mais à la pensée qu’il ne pourrait peut-être pas soulever la trappe s’il tardait encore, il fit un appel désespéré à toute son énergie et monta quatre gradins de suite.

Sa tête heurta la trappe. Il courba le cou et gravit une autre marche en essayant de pousser la porte avec son seul bras droit, car il tenait toujours sa main gauche appuyée sur ses blessures, comme s’il eût pu, l’insensé, empêcher son sang de couler ! Mais ce poids était trop lourd et son bras trop affaibli.

Il sentit que l’air lui manquait et qu’il allait étouffer. Sans écouter sa douleur et le bruit de son sang qui dégoutait vivement sur les marches il étendit soudain les deux bras et donna une effroyable secousse à la trappe qui s’ouvrit enfin.

Il fit encore un pas pour sortir du souterrain ; mais ses bras impuissants ne purent tenir plus longtemps la lourde porte horizontale, qui retomba de tout son poids sur le corps du malheureux.

Il jeta un cri terrible et voulut se dégager, mais en vain. La trappe, recouverte de terre et de gazon, était trop pesante.

Sournois se trouvait pris comme dans un piège et retenu par la poitrine, le buste au dehors et le reste du corps en-dedans du souterrain.

Sous la pression du poids considérable qui lui pesait sur les épaules, le sang jaillissait avec force par les deux trous de balle qui perforaient sa poitrine.

Le valet devint fou de souffrance et de terreur et se mit à crier au secours d’une voix épouvantable.

Les dames qui veillaient dans la grande salle de Beaumanoir entendirent ces horribles cris. Plutôt mortes que vives à la pensée que c’étaient des malfaiteurs ou des Anglais qui rôdaient autour du château, elles firent défense aux quelques serviteurs qui se trouvaient à Beaumanoir de sortir, craignant que les maraudeurs n’en profitassent pour pénétrer dans l’habitation, si l’on ouvrait tant soit peu les portes. Peu soucieux de risquer peut-être leur vie, les valets se rendirent aisément à cet ordre et ne bougèrent pas de la maison.

Sournois criait toujours, mais avec moins de force. Déjà même ses bronches et sa gorge remplies de sang ne rendaient plus qu’un affreux gargouillement, lorsqu’au milieu de l’affaissement général dans lequel il tombait peu à peu, il crut entendre craquer les broussailles. On venait à lui ! Ô bonheur !

Perçant avec effort le brouillard qui allait toujours s’épaississant devant ses yeux, il regarda dans la direction d’où venait le bruit. Les pousses et les hautes herbes remuaient effectivement à vingt pas. Mais, chose singulière, il ne voyait personne ; et pourtant un homme debout aurait dominé le jeune taillis de toute la hauteur du buste.

— À moi ! je me meurs ! cria le malheureux.

Mais au lieu d’entendre une voix humaine, ce fut un long hurlement qui s’éleva du fourré comme pour lui répondre. Puis au loin, bien loin dans le bois, des plaintes lugubres, comme les échos du premier hurlement.

Au même instant, le cheval de Sournois, attaché à quelques pas de là, hennit en cassant les liens qui le retenaient et s’élança du côté du château.

Puis, ainsi que le bruit du vent d’orage qui accourt après le calme sur la cime des arbres feuillus, la forêt retentit bientôt de sons étranges qui devenaient de plus en plus distincts. C’était la course furieuse d’une bande de bêtes fauves qui bondissaient dans les épais taillis. Les branches craquaient sous leurs pas rapides et les feuilles bruissaient froissées par leur passage.

— Mon Dieu !… les loups !… Ce sont les loups !

Et les dents du misérable lui claquèrent dans la bouche qui crachait des caillots de sang noir.

La bande arriva haletante et entoura Sournois anéanti, en se disputant la meilleure place avec des grognements rauques.

Louveteaux aux dents blanches, vieux loups à tête grise, ils étaient une vingtaine, et enveloppaient leur victime d’un cercle infernal tracé par leurs yeux qui brillaient dans l’obscurité comme des tisons ardents.

Sournois ne criait plus. Il était terrifié.

— Si je puis au moins mourir avant qu’ils ne me touchent ! pensa-t-il.

Mais, attirés par l’odeur âcre du sang, les loups resserraient de plus en plus leur cercle. Il y en avait un surtout, le premier arrivé, que les autres laissaient approcher davantage de la proie qu’il avait flairée avant eux. Il s’avançait vers la victime en rampant comme s’il eût craint un piège.

Sournois essaya d’une main agonisante de saisir ses pistolets d’arçon qu’il avait passés à sa ceinture en descendant de cheval.

Mais impossible.

Il pesait dessus de tout le poids de son corps et de cette trappe maudite qui l’écrasait comme une montagne.

L’haleine forte et chaude du loup arrivait jusqu’à son front. À travers la brume de l’agonie, il entrevoyait des yeux de flamme.

Le voleur et traître souffrait avec un avant-goût des tortures de l’enfer.

Le loup, qui le voyait immobile, poussa la tête de Sournois d’un coup de museau.

Avec une immense effort, le moribond leva quelque peu le poing pour se garantir.

L’animal fit un saut de côté et jeta un grognement que répétèrent ses compagnons.

Voyant que l’homme ne remuait pas davantage, il bondit la gueule ouverte. Ses mâchoires se refermèrent violemment sur la tête du valet.

Un cri effroyable, surhumain, un hurlement de maudit dans l’abime éternel fit tressaillir la solitude endormie.

Puis ce fut un bruit sec, un craquement sinistre de crâne qui éclatait et d’os écrasés.

Ivre de carnage et de sang, la bande se rua sur le cadavre avec d’horribles claquements de mâchoires…

Quelques minutes plus tard, il ne restait rien du valet infidèle, rien qu’un tronçon de jambe