Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/74

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ah ben ! Les Anglais vont donc rester les maîtres ici ?

Sournois, sans répondre, sauta en selle et prit congé de son hôte qui murmura en le voyant s’en aller :

— Oui, ces messieurs-là s’en moquent pas mal, eux autres. Leurs poches sont remplies de beaux écus sonnants qu’ils emportent avec eux. Mais nous autres, pauvres gens, il ne nous restera pas grand’chose quand les Anglais auront brûlé nos maisons, nos granges et nos récoltes !

Sournois avait lancé son cheval au grand trot et continuait à gravir la montée de Charlesbourg. Après avoir passé l’église de cette paroisse, il s’engagea dans cette route qui conduit à la longue avenue de Beaumanoir.

La nuit pesait noire et menaçante sur les grands arbres immobiles, et l’écho dérangé dans son sommeil semblait gronder à chacun des pas du cheval, qui se répercutaient sous les voûtes silencieuses de la forêt. Quelquefois même, il semblait à Sournois qu’il entendait derrière lui le galop d’un autre coursier. Il arrêtait le sien, pressait de la main l’un de ses pistolets d’arçon et regardait derrière lui.

Mais il n’entendait plus rien que les mille bruissements vagues et mornes de la solitude, avec les hurlements lointains de loups en quête de proie.[1]

— Bah ! je suis fou, disait-il, en continuant sa route. Ce n’est que l’écho.

Et pourtant, malgré lui, les gros troncs d’arbre lui faisaient peur, et quand il se retournait sur sa selle pour regarder en arrière, il croyait voir des ombres sinistres embusquées dans le fourré pour épier son passage. Il se sentait encore plus effrayé quand il ramenait ses yeux en avant, car il lui semblait que d’invisibles ennemis allaient sauter en croupe et l’étrangler par derrière.

Il avait honte de ces frayeurs et se disait tout en scrutant le taillis du coin de l’œil :

— C’est étonnant comme je suis tout… chose quand je n’ai rien pris !

Enfin, il arriva près du château que la régularité des lignes architecturales faisaient ressortir sur le fond du bois sombre. Quelques lumières brillaient aux fenêtres de la façade, Beaumanoir étant habité depuis le commencement du siège par Mme Péan et celles de ses amies qui avaient voulu l’y suivre.

Sournois avait eu soin d’arrêter sa monture à plusieurs arpents de l’habitation. Il s’assura qu’il n’y avait personne qui pût l’épier au dehors, puis sautant à bas de son cheval, il le prit par la bride et le fit entrer dans le bois, à gauche du chemin.

Arrivé à un arpent de la petite tour de l’ouest, il s’arrêta de nouveau après s’être orienté, et attacha les rênes de la bride à un arbre.

Ensuite il se baissa vers le sol, tira l’anneau de cette trappe que nous connaissons, descendit dans l’ouverture béante et referma sur lui la pesante porte de chêne recouverte de gazon.

— Brrrroum ! fit-il en allumant une lanterne, il est bien humide ce souterrain. Un petit coup ne me fera pas de mal.

Une fois son fanal allumé, il toucha dans la paroi de droite le bouton du ressort qui faisait mouvoir la porte de sa propre cache. Il plongea sa main dans l’ouverture et en retira d’abord une gourde remplie d’un vieux rhum de la Jamaïque, qu’il déboucha en inclinant un peu la tête à gauche tandis que son œil droit à demi-fermé semblait sourire. Puis il pressa le goulot sur ses lèvres dans un gros baiser avec un petit susurrement de langue à chaque gorgée. Enfin, après un long soupir, il rabattit la gourde et la reboucha.

— Hum ! fit-il en s’essuyant la bouche sur sa manche, ça réchauffe !

Ensuite il tira de son gousset une de ces énormes montres du temps passé.

— Diable ! dit-il, déjà onze heures, dépêchons-nous.

Et ouvrant la cassette qui contenait ses épargnes :

— Pouah ! fit-il en jetant un regard de dédain sur les quelques mille francs qu’elle contenait. Cela valait bien la peine de travailler autant pour si peu. Dans cette seule nuit, je vais en gagner mille et mille fois plus.

Sans toucher à l’argent qui s’y trouvait, il tira plusieurs petits instruments d’acier de la boîte et les mit dans la poche de son justaucorps ; puis enfonçant le bras dans la cache, il en tira un grand sac vide en gros cuir de bœuf, et enfin une pince de fer lourde et forte.

Il jeta le sac à terre, appuya la pince contre la muraille et retourna du côté de la paroi opposée dont deux pas le rapprochèrent.

— Hum ! dit-il, il s’agit maintenant de trouver le secret qui fait ouvrir cette muraille nue. Ici, il y a bien un bouton comme pour le mien de l’autre côté. Mais j’ai souvent pesé dessus sans aucun résultat. Prenons d’autres moyens.

À l’aide des petits outils dont il était muni, il se mit à fouiller les crevasses de la pierre, pesant ici, grattant là, cherchant plus loin, mais sans succès. Une demi-heure s’écoula dans ce travail infructueux.

— Diable ! — et le valet frappa du pied — pourquoi perdre ainsi mon temps ! À la pince, maintenant que je suis décidé à tout oser.

Sournois saisit la barre de fer à deux mains et sonda le mur, qui rendit un son moins mat en un certain endroit.

— Bon ! c’est par ici qu’il faut travailler. Allons.

Et il frappa horizontalement un grand coup sur la paroi du roc.

Le souterrain gémit sourdement.

Sournois s’arrêta.

— Si l’on allait m’entendre, pensa-t-il. Mais bah ! qu’est-ce que cela ferait ! Il n’y a que moi qui connaisse l’entrée et la sortie du souterrain.

Alors il se mit à cogner hardiment, à tour de bras. Mais la pierre était dure et c’est à peine si la pince mordant dessus en enlevait quelques petits éclats.

La sueur lui coula bientôt sur le front, et au bout d’un quart d’heure, ses bras lassés retombèrent. C’est à peine s’il y avait dans la muraille un trou de la grosseur d’un œuf.

— Sacrebleu ! que c’est dur ! dit Sournois. : Si ça ne va pas plus vite que ça, il me va falloir

  1. Il y avait encore des loups dans nos forêts en ce temps-là.