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calculez un peu les dépenses effrayantes que douze autres mois de campagnes vont coûter au trésor. Et les Anglais ont tellement l’air décidé d’en finir avec nous, qu’ils passeront certainement l’hiver en Canada. Reconnaissez-vous la justesse de ces arguments ?

— Oui, certes ! répondit Vergor.

— Et voyez-vous un expédient qui peut nous sauver ?

— Ma foi non !

— Alors, nous sommes perdus ; car vous savez qu’en tombant, moi, je vous entraînerai tous dans ma chute.

— Cré tonnerre !

Et Vergor ouvrit bien grands ses petits yeux, comme pour sonder l’abîme effroyable qu’il voyait s’entr’ouvrir à ses pieds.

— Oui, nous sommes perdus ! reprit Bigot ; à moins, toutefois, que vous ne vouliez me donner un coup d’épaule.

— Moi !

— Oui. Vous et moi, Vergor, nous pouvons sauver tous les autres et surtout nous-mêmes, ce qui vaut infiniment mieux.

— Mais diable ! comment cela ? demanda Vergor de l’air d’un homme qui ne se serait jamais supposé une pareille importance.

— Écoutez, fit Bigot en se rapprochant de lui : d’abord, si jamais votre bouche laisse échapper un seul des mots que je vais vous dire, je vous jure que l’on vous trouvera, une heure après, les reins cassés sur une borne comme un chien enragé sur qui l’on a tiré à bout portant.

Vergor sentit un frisson lui courir dans le dos. Il connaissait Bigot et le savait homme à tenir une parole de ce genre.

— Ne craignez rien, dit-il en étendant la main, tandis que son regard faux essayait de monter jusqu’à celui de l’intendant.

— Bon ! Dites-moi, maintenant, mon cher Vergor, ne vous semble-t-il pas que si le pays passait immédiatement entre les mains des Anglais, il nous serait assez aisé de cacher une grande partie de nos méfaits sous les ruines de cette colonie ? Ne croyez-vous pas qu’il serait bien difficile à messieurs nos juges, si toutefois il nous faut comparaître devant un tribunal, de nous forcer à un compte-rendu très-exact de notre administration ? La belle occasion pour rejeter presque toutes les dépenses sur les frais de guerre !

— Pardié, c’est vrai ça !

— Maintenant, au train que vont les choses, pensez-vous que les Anglais soient bien près de réussir à nous soumettre ?

— Diable non ! La perte de la dernière bataille ne les avance pas beaucoup.

— De sorte que la guerre court de grands risques de se prolonger longtemps ?

— Oui.

— À moins d’un hasard ?

— À moins d’un hasard.

— Vous y fiez-vous beaucoup, Vergor, à cet imbécile de hasard ?

— Ma foi non.

— Ni moi. Il m’a toujours semblé qu’un peu de prévoyance et d’habileté valait bien mieux.

— C’est vrai.

— Dites donc, si nous faisions le hasard, nous ?

— Dame…

— Oui, si nous le forcions de nous servir en esclave ?

— Hein ! fit Vergor d’un air ahuri.

L’histoire nous dit que l’intelligence de cet homme n’était pas très-développée.

— Enfin, ni nous aidions l’Anglais à nous battre ?

— Comment ! mais il s’agit donc de trahir ?

— Oui, mon ami, dit l’intendant d’une voix parfaitement calme.

Vergor le regarda avec épouvante.

Bigot poursuivit sans paraître remarquer la surprise de l’autre :

— Pouvez-vous me dire à qui vous devez le commandement de ce poste important du Foulon, que l’on vous a confié depuis quelques jours ?

— Je n’en sais rien.

— Je le crois bien ; car on n’a plus grande confiance en vous depuis la capitulation de Beauséjour. Et il m’a fallu mettre bien des influences en mouvement pour vous faire nommer à ce poste de confiance. Je ne voulais pas me compromettre en le demandant moi-même pour vous. Vous comprendrez pourquoi quand je vous dirai qu’il entre dans mon plan que vous… n’empêchiez pas trop les Anglais de forcer le passage du Foulon aux plaines d’Abraham,

— C’est-à-dire que… qu’il me faudra… les laisser faire !

— Oui.

— Mais, je risque ma tête !

— Je le sais pardié bien.

— Et vous croyez que… ?

— Je crois que vous exécuterez mes ordres.

— Si je refusais ?

— Si tu refuses, mon petit Vergor, je te fais pendre haut et court comme traître et voleur.

— Je vous en défie.

— Même si je prouve devant une cour-martiale que tu étais d’intelligence avec Monckton pour lui livrer Beauséjour et pour partager le butin avec lui ?

— Comment prouver cela ? demanda Vergor qui se redressa tel qu’une couleuvre.

— Par la production d’une lettre que tu écrivis à Monckton ; lettre que je me suis procurée lors de ton procès et qui, mon cher, est en lieu sûr.

— Ah ! vous êtes le diable ! s’écria Vergor qui s’affaissa sur son siège. Mais je la croyais détruite cette maudite lettre ! Monckton m’avait promis de le faire.

— Sais-tu le latin, cher ?

— Non, balbutia Vergor abruti.

— C’est bien dommage, va ; c’est une fort-belle langue ! Elle renferme entre autres choses admirables cet axiome si vrai que voici : Verba volant, scripta manent ; c’est-à-dire, en langue vulgaire, que tu aurais bien mieux fait de ne pas écrire à M. Monckton, mais de lui parler de vive voix.

Vergor était vaincu, et à partir de ce moment-là Bigot était son maître.

— Écoute, Vergor, poursuivit l’intendant d’un ton plus sérieux. Tu sais d’abord qu’à la