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D’un tour de main il ouvrit la portière, et recula de surprise à la vue d’un inconnu. Car Raoul lui cachait Mme Péan.

Beaulac descendit sans faire attention au valet, et offrit sa main à la dame, qui sauta légèrement à terre.

— Oh ! oh ! je comprends ! pensa Sournois ; madame a déjà trouvé un remplaçant à M. Bigot.

— Sournois, dit celle-là, après avoir fait quelques pas de manière à n’être pas entendue du cocher, où se trouve la jeune fille dont vous m’avez parlé ?

— Dans la petite chambre de la tour de l’ouest, madame.

— Vous allez nous y conduire tout de suite.

— Vous, madame, sans doute ; mais, ce monsieur qui est avec vous, non.

— Pourquoi non ?

— Parce qu’il connaîtrait ensuite le passage secret que vous savez.

— Monsieur est un gentilhomme de mes amis.

— Madame voudra bien m’excuser, mais je ne peux pas faire ça ; car je m’exposerais trop.

— Il le faut, Sournois. Et pour vous rassurer, M. de Beaulac va vous jurer qu’il gardera là-dessus un silence éternel.

— Je le jure, fit Raoul.

Sournois baissa la tête et marcha devant eux.

Tous les trois entrèrent au château, dans lequel régnait un silence de mort.

Le valet les conduisit à la chambre où l’intendant était censé coucher quand il venait à Beaumanoir, mais dans laquelle il ne passait presque jamais la nuit.

Il referma sur eux la porte et ouvrit celle de l’armoire, après avoir allumé une lanterne sourde.

Le panneau secret roula silencieusement sur ses gonds huilés.

— Je vais vous éclairer, dit Sournois en élevant sa lanterne, laquelle laissa voir le couloir qui s’enfonçait dans la sombre profondeur de la cave.

Raoul eut un moment d’hésitation.

La Péan, qui connaissait les lieux, s’engagea résolument dans l’escalier.

Raoul descendit derrière elle, tandis que Sournois refermait sur eux les portes et suivait à pas de loup.

Foulant la terre nue, leurs pieds ne rendaient pas de bruit, et leur ombre s’allongeant tour à tour aux murailles et sur le sol, se dessinait, dans la traînée mobile de la lumière projetée par la lanterne, comme des fantômes dont la tête se perdait plus loin dans l’obscurité.

— Joli endroit pour un coupe-gorge ! pensa Raoul, que cette pensée fit frissonner pour le moins autant que la pénétrante humidité de la cave.

Toujours suivis de Sournois, Angélique Péan et Beaulac pénétrèrent dans la tour et montèrent au premier étage.

Au moment où le valet ouvrait la porte du petit boudoir, dont Mme Péan n’avait pu tirer les verrous, le cœur de Raoul se mit à battre violemment.

— Si ce n’était pas elle !

Néanmoins, il comprima son émotion, et pénétra, après Mme Péan, dans la chambre éclairée par une bougie.

Berthe avait beaucoup perdu de son courage pendant les deux jours de solitude et de captivité qui venaient de s’écouler.

Effrayée, énervée par les scènes de l’avant-veille, elle se trouvait dans un état de prostration extrême, quand elle entendit un bruit de pas sur l’escalier de la tour.

Comme Sournois ne lui apportait jamais ses repas à un heure aussi avancée, elle se persuada que c’était Bigot.

Ses jambes se dérobèrent sous le poids du corps, et elle s’affaissa à genoux devant la croisée qu’elle avait ouverte pour respirer la fraîcheur du soir à travers les grilles.

C’est à peine si ses lèvres pâlies eurent la force de demander à Dieu qu’il voulût bien la faire mourir à l’instant.

La porte s’ouvre…

Un frisson de terreur passe par tous ses membres.

Soudain un grand cri de joie retentit dans la chambre.

— Mon Dieu ! c’est Raoul ! s’écrie-t-elle en se retournant.

— Berthe ! ma bien-aimée ! fait Beaulac en lui tendant les bras.

La jeune fille s’y laisse tomber et jette au ciel un regard qui vaut des années d’actions de grâces.

La tête de son amante, se trouve rejetée en arrière, et Raoul inclinant la sienne vers celle de sa fiancée, leurs lèvres frémissantes se rencontrent dans un long baiser où leurs âmes semblent s’étreindre.

— Mon Dieu ! qu’ils sont heureux ! murmure dans un soupir une voix de femme.

C’est la Péan que cette effusion d’une affection chaste et pure ramène aux beaux jours de sa jeunesse. Les souvenirs de son premier amour viennent de passer devant elle comme un beau rêve suivi, hélas ! des remords toujours présents de sa vie coupable.

La seule idée que cent ans d’une existence telle que la sienne ne valait pas une minute du bonheur que les deux jeunes gens goûtaient sous ses yeux, lui avait arraché ce soupir qui interrompit les tendres épanchements de Raoul et de Berthe.

Sournois ahuri ne comprenait rien à cette scène, et les paupières aux cils engluantés de ses yeux chassieux s’ent’rouvraient démesurément.

Ici-bas, la joie n’est qu’une pauvre sensitive dont le moindre vent de malheur suffit pour refermer la délicate corolle.

Aussi Raoul fut-il brusquement tiré de l’extase où l’avait ravi sa rencontre avec sa fiancée par un doute cruel qui, lame froide et tranchante, traversa soudain son esprit.

Le souffle impur de l’intendant avait-il terni l’innocence du cœur qu’il sentait battre contre le sien ?

— Berthe ! dit-il à l’oreille de Mlle de Rochebrune, dont l’angélique figure reflétait le bon-