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Alors elle se dirigea vers une des fenêtres après en avoir écarté les épais rideaux.

Le silence le plus complet régnait autour du château, et la lune, qui apparaissait à travers la cime des grands arbres, semblait s’y bercer mollement endormie sur ce lit de feuillage qu’une faible brise agitait doucement, comme une blonde créole qu’on voit se balancer dans un hamac en rêvant à ses amours.

Notre héroïne mesura d’un regard atterré la distance qui la séparait du sol.

Il y avait au moins trente pieds de hauteur !

Comment franchir cet obstacle qui s’opposait à sa fuite, faible et seule comme elle était ?

De nouveau cette pensée ébranla son courage, et elle se mit à pleurer.

Alors, ainsi qu’il arrive bien souvent dans les situations désespérées, les souvenirs heureux du passé vinrent en foule, comme une joyeuse volée d’oiseaux, s’abattre sur son front. Car le malheur semble souvent se complaire à joindre l’ironie à la cruauté, en nous rendant plus cuisantes les souffrances du présent par le douloureux contraste qu’offre la souvenance des plaisirs évanouis.

Aussi mademoiselle de Rochebrune vit-elle tout d’abord défiler devant ses yeux les heureux épisodes de son enfance.

Elle se rappela les tendresses que lui prodiguait sa mère, qu’elle voyait, dans sa pensée, comme une blanche apparition penchée sur son lit d’enfant pour lui donner le dernier baiser du soir.

Elle se revoyait entre Mme et M. de Rochebrune. Celui-ci tenait sa fille sur ses genoux et chaussait ses pieds mignons d’une charmante paire de mocassines qu’il venait de lui apporter à la suite d’une expédition contre les sauvages. L’enfant battait des mains à la vue des brillantes broderies en piquants de porc-épic teints de couleurs vives et variées.

Puis Mme de Rochebrune, morte alors que sa fille n’avait pas encore six ans, s’effaçait du tableau, et Berthe se retrouvait seule avec une vieille servante qui tâchait de lui faire oublier, par ses gâteries, la mort de la mère et l’absence de M. de Rochebrune, que le service tenait éloigné de Québec durant la belle saison.

Venait ensuite le souvenir d’un été passé à Charlesbourg, où la vieille Marie l’avait menée chez un parent de la servante.

À travers ses larmes, elle ne pouvait s’empêcher de sourire en se voyant courir, avec deux petites filles de son âge, sur les riants côteaux de Charlesbourg.

Le ciel était bleu, brillant le soleil, et les papillons secouaient leurs ailes d’or sur les foins embaumés. Soudain l’une des paysannes s’arrêtait en poussant un cri de joie. Et les trois lutins s’agenouillaient auprès d’un pied de belles fraises roses comme les lèvres gourmandes qui les savouraient.

Le sourire persistait à effleurer sa bouche à la seule pensée qu’au retour de cette course joyeuse, le fils du fermier lui avait donné un petit lièvre qu’il venait de prendre dans le bois voisin.

Bibi, farouche d’abord, avait bientôt fini par s’apprivoiser jusqu’à venir prendre sa nourriture dans le tablier de sa jeune maîtresse. Alors elle couvrait de baisers les longues et soyeuses oreilles du lévrault, qui n’en continuait pas moins à croquer son repas à belles dents et avec des petits mouvements de tête qui plongeaient l’enfant en extase.

Puis, c’était l’hiver, et Berthe se trouvait au coin du feu avec son père et un petit ami à elle, Raoul de Beaulac.

Celui-ci, qui avait trois ans de plus que Berthe, venait tous les soirs entendre les récits de batailles et de combats qui exaltaient sa jeune imagination.

Tandis que la vieille Marie tricotait, à moitié perdue dans l’ombre derrière un angle de la vaste cheminée, le feu flambait dans l’âtre en pétillant, et faisait danser sur les murs de la salle des ombres bizarres que les deux enfants prenaient pour les fantômes des guerriers morts dont le vieux militaire leur racontait les glorieux exploits.

Son cœur palpita plus vite encore quand le souvenir de la perception de ses premiers sentiments d’amour lui revint à la mémoire.

C’était par une après-midi du mois de juillet de l’année qui vit mourir M. de Rochebrune.

Les deux enfants, Berthe avait alors douze et Raoul quinze ans, étaient sortis de la ville pour aller folâtrer dans les champs, qui étalaient alors leur verdure à l’endroit maintenant occupé par le faubourg Saint-Jean.

L’air était tiède et parfumé. Le soleil s’inclinait lentement à l’horizon en versant des flots de lumière sur les eaux du fleuve, qui semblaient dormir dans la baie formée par la rive nord du Saint-Laurent et l’embouchure de la rivière Saint-Charles.

Les blanches maisonnettes de Beauport miraient leurs toits rouges et pointus dans l’onde calme et transparente du fleuve ; et, plus loin, entre l’île verdoyante d’Orléans et la Pointe-Lévi, la voile d’un bateau s’était arrêtée assoupie par l’absence de vent et le doux roulis des vagues paresseuses.

De temps à autre une rumeur, à demi étouffée par la distance, s’élevait au-dessus de la ville et arrivait jusqu’aux enfants.

Autour d’eux chantaient les cigales. Des oisillons voltigeaient dans les blés verts et se jetaient l’un à l’autre leurs gazouillements,

Berthe, qui n’avait alors que douze ans, se laissait aller à un babil naïf et sans suite, ses paroles suivant le vol de ses folâtres pensées et parfois celui des libellules au corsage d’or dont les ailes diaphanes bruissaient parfois à son oreille.

Quant à Raoul, ses quinze ans révolus, avec en outre certaine autre cause dont nous aurons bientôt le secret, lui inspiraient un air sérieux et rêveur qui étonnait d’autant plus Berthe qu’elle avait remarqué, depuis quelque temps, combien son compagnon de jeu se montrait avec elle taciturne et rêveur.

— Qu’as-tu donc, Raoul ? lui demanda-t-elle tout à coup, tandis que celui-ci soupirait après avoir jeté à la dérobée un long regard à son amie. T’ai-je fait de la peine que tu parais si triste ?

— Oh non !