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d’aise en lui disant les siens, parce que vous lui procurez le rare honneur d’en convenir : aussi personne ne dit-il tant de mal de lui que lui-même ; il en dit plus qu’il n’en sait. À son compte, il est si imprudent, il a si peu de capacité, il est si borné, quelquefois si imbécile : je l’ai entendu s’accuser d’être avare, lui qui est libéral ; sur quoi on lève les épaules, et il triomphe. Il est connu partout pour un homme de cœur, et je ne désespère pas que quelque jour il ne dise qu’il est poltron ; car plus les médisances qu’il fait de lui sont grosses, et plus il a de goût à les faire, à cause du caractère original que cela lui donne. Voulez-vous qu’il parle de vous en meilleurs termes que de son ami ? brouillez-vous avec lui, la recette est sûre ; vanter son ami, cela est trop peuple ; mais louer son ennemi, le porter aux nues, voilà le beau ! Je te l’achèverai par un trait. L’autre jour, un homme contre qui il avait un procès presque sûr vint lui dire : Tenez, ne plaidons plus ; jugez vous-même, je vous prends pour arbitre, je m’y engage. Là-dessus voilà mon homme qui s’allume de la vanité d’être extraordinaire ; le voilà qui pèse, qui prononce gravement contre lui, et qui perd son procès pour gagner la réputation de s’être condamné lui-même : il fut huit jours enivré du bruit que cela fit dans le monde.

Lisette.

Ah çà, profitons de leur marotte pour les brouiller ensemble ; inventons, s’il le faut ; mentons ; peut-être même nous en épargneront-ils la peine.

Frontin.

Oh ! je ne me soucie pas de cette épargne-là : je mens fort aisément, cela ne me coûte rien.