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Frontin.

Que veux-tu ? Le danger où il est d’épouser Phénice, l’impossibilité où il se trouve de la refuser avec honneur, l’idée qu’il a des sentiments de Lucile, tout cela lui tourne la tête et la tournerait à un autre ; il ne voit pas les choses comme nous, il faut le plaindre ; malheureusement c’est un garçon qui a de l’esprit ; cela fait qu’il subtilise, que son cerveau travaille ; et dans de certains embarras, sais-tu bien qu’il n’appartient qu’aux gens d’esprit de n’avoir pas le sens commun ? Je l’ai tant éprouvé moi-même !

Lisette.

Quoi qu’il en soit, qu’il se garde bien de s’en aller avant de savoir à quoi s’en tenir ; car j’espère que la difficulté que nous avons fait naître, et la conduite que nous faisons tenir à Lucile, le tireront d’affaire. Je n’ai pas eu de peine à persuader à ma maîtresse que ce mariage-ci lui faisait une véritable injure, qu’elle avait droit de s’en plaindre, et M. Orgon m’a paru aussi très embarrassé de ce que j’ai été lui dire de sa part ; mais toi, de ton côté, qu’as-tu dit au père de Damis ? Lui as-tu fait sentir le désagrément qu’il y avait pour son fils de n’entrer dans une maison que pour y brouiller les deux sœurs ?

Frontin.

Je me suis surpassé, ma fille ; tu sais le talent que j’ai pour la parole et l’art avec lequel je mens quand il faut ; je lui ai peint Lucile si ennemie de mon maître, remplissant la maison de tant de murmures, menaçant sa sœur d’une rupture si terrible si elle l’épouse ! J’ai peint M. Orgon si consterné, Phénice si découragée, Damis si stupéfait !