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étonner, non plus le spectateur, niais le lecteur attentif de sa comédie. Il suppose que, dans l'Ile de la Raison, en fait d’amour, c’est aux femmes à faire les avances , et aux hommes à se défendre de leurs attaques. Ce paradoxe n’est pas présenté en manière de plaisanterie ; il est mis deux fois en pratique, et par la fille du gouverneur, à l’égard d’Alvarès , et par la comtesse européenne , fort étonnée d’abord , et très-justement scandalisée , de s’entendre imposer une condition aussi contraire aux usages de son pays et au vœu de la nature. Elle finit cependant par se rendre, et ce n’est qu’à ce prix qu’elle grandit , et redevient ce qu’elle était en Europe. Il faut avouer que les raisons sur lesquelles notre auteur établit son hérésie morale sont aussi puériles qu’inintelligibles. Je ne m’amuserai point à réfuter un système contre lequel s’élèvent la voix de tous les temps et celle de tous les peuples. Ceux qui veulent entendre la vérité défendue par l’éloquence , trouveront de quoi satisfaire leur goût et leur curiosité dans la Lettre de J. J. Rousseau sur les spectacles ; c’est un des morceaux les plus brillans de ce grand écrivain , si séduisant, même quand il a tort ; si sublime, si irrésistible quand il embellit la raison des charmes do son style.

Beaucoup d’esprit , un peu de gaîté , absence d’intrigue , d’action et d’intérêt , comme l’auteur en convient lui-même dans sa préface ; mais des traits d’imagination , un développement heureux de caractères variés , une malice soutenue, une peinture de mœurs habituellement bien saisie , voilà , malgré un petit nombre de locutions affectées et vicieuses qui fourniront la matière de quelques observations , de quoi mériter encore aujourd’hui, à l'Ile de la raison, le genre de succès qu’elle a obtenu il y a près d’un siècle ; le seul qu’elle soit digne d’obtenir dans tous les temps : celui de la lecture.