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LE VILLAGE QUI MEURT

à la queue leu leu, pendant que les propriétaires à l’intérieur menaient grand bruit dans la boucane, faisant des emplettes, causant politique et s’approvisionnant de potins pour la femme restée à la maison.

Lorsque la colonisation prit une autre route et que la déchéance de son village fut définitivement prononcée, l’Irlandais resta néanmoins fidèle à son poste. Il vit encore, très vieux, paralysé, aux soins de son fils, vieillard lui-même. Jamais il ne voulut revendre à un collègue de Saint-Jérôme, les marchandises de toutes sortes entassées dans le magasin. Depuis quinze ans, personne n’y entre ; il croule, mais l’on respecte la volonté de l’aïeul. J’ai voulu voir de près cette masure. Elle est faite de pièces et raconte son origine. La poutre du toit a cédé et tout s’affaisse par le milieu ; l’échelle vermoulue tient encore sur les bardeaux noircis, gagnés, par places, par le velours envahissant des mousses. Plus de carreaux aux fenêtres ; la porte, lamentablement, pend sur un seul gond tordu. À l’intérieur, des tiroirs d’épicerie, entr’ouverts, des restes de sucre, de sel, de thé, pillés par les rongeurs. Aux poutres transversales, des vêtements en loques, des cirés, des fouets, que sais-je ? J’ai même vu un petit traîneau, jouet d’enfant, accroché à côté d’un fanal rouillé… Et sur le seuil, comme pour sceller cet abandon, et interdire l’entrée, montent, rigides et pâles, les tiges miséreuses des molènes.