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DE MARGUERITE DE NAVARRE

toute vertu, j’entends de ceste continence que Socrate & après luy Platon appellent tempérence en boire & en manger & en toutes aultres voluptés corporelles, elle fut si studieuse de frugalité que sa vie parleoit assés les Princes ne devoir penser qu’ils soient mis au monde pour faire grand chère seulement, & colloquer leur félicité à délicatement menger & boire, & passer leur vie en délices & voluptés, mais que la nourriture est seulement à euls & à nous donnée pour vivre. Certes, ceuls qui mesurent l’estat d’un Prince aux superfluités & boubans ne l’eussent en sa Maison choisie pour une Royne, car elle n’estoit plus sumptueusement vestue qu’une simple Damoiselle.

Aussi sçavoit elle bien la dignité & magnificence Royalle ne consister en superfluité de viande, ne en braveté des vestements, mais en prudence, équité & justice. Qui est ce qui doubte qu’elle n’eust peu remplir son ventre de viandes exquises, délicates, précieuses & cerchées par mair & par terre, reluire de toutes parts d’or & de pierrerie &, ce que font plusieurs, réparer son corps & charger sa table des sueurs d’aultruy ? Mais elle ayma trop mieuls préférer la frugalité d’Auguste aux banquets Sybaritiques & se rendre digne du sanctuaire des Prebstres d’Ægypte, des Magiciens de Perse ou des Gymnosophistes d’Indie que de tumber au mercy d’Epaminonde de Thèbes, & laisser emmaigrir, aux Lois des Lacédémoniens, un gros, un gras & épicurien ventre. Non qu’elle gardast telle sobriété au boire & menger pour espargner, par sordide avarice, de sa despense ordinaire & raisonnable, ce que font ceuls qui avec Ælie, surnommé Pertinace, ne font servir à leur table que des laictues myparties, mais le faisoit pour l’expérience qu’elle havoit que l’esprit, estant comme en une prison enclos & enserré au gras corps & en la chair bien