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Ire JOURNÉE

& qu’il demandast hardiment : « Je vous supplie, » dist-il, « que vous me donniez entre mes bras celle que vous me promectez pour femme, & luy commandiez qu’elle m’embrasse & baise. » La fille, qui n’avoyt accoustumé telles privaultez, en cuyda faire difficulté, mais la mère le luy commanda expressément, voiant qu’il n’y avoit plus en luy sentiment ne force d’homme vif. La fille doncques, par ce commandement, s’advança sur le lict du pauvre malade, luy disant : « Mon amy, je vous prie, resjouyssez vous. »

Le pauvre languissant le plus fortement qu’il peut estendit ses bras tous desnuez de chair & de sang, & avecq toute la force de ses os embrassa la cause de sa mort &, en la baisant de sa froide & pasle bouche, la tint le plus longuement qu’il luy fut possible, & puis luy dist : « L’amour que je vous ay portée a esté si grande & honneste que jamais, hors mariaige, ne soubzhaictay de vous que le bien que j’en ay maintenant, par faulte duquel & avecq lequel je randray joyeusement mon esperit à Dieu, qui est parfaicte amour & charité, qui congnoist la grandeur de mon amour & honnesteté de mon desir, le suppliant, ayant mon desir entre mes bras, recepvoir entre les siens mon esperit. »

Et en ce disant, la reprint entre ses bras par une telle véhémence que le cueur affoibly, ne pouvant