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NOTICE DES MANUSCRITS

De sa bonté, las ! assez esprouvèrent
Ses serviteurs meschans qui controuvèrent
Mille moyens pour nuyre à leur maistresse,
Et luy oster en si grande jeunesse
De ses enfans l’administration.
Mais, nonobstant la démonstration
De leurs cueurs plains de mensonge & malice,
Par sa doulceur elle couvrit leur vice.
Aux faulx tesmoings leurs faultes pardonna ;
Sans rien oster leurs gaiges leur donna,
Disant : « Dieu seul par ces hommes me tante ;
Ses verges sont, par quoy je m’en contante. »
Ce tout voyoit qui tout seul l’affligeoit ;
Les homes rien que verges ne jugeoit,
Car de la main de Dieu le coup venoit,
Lequel voyant aux verges pardonnoit.
Sa grand prudence & son bon jugement
Fut bien congneu quand le gouvernement
De ce Royaulme elle seulle soustint,
Dont très grand bien au Roy son filz advint :
Car, quand il fut de prison retourné,
Trouva le tout très bien ordonné,
La pays par tout, soit privé ou estrange,
Qu’il en donna à sa mère louange
Et elle à Dieu, sachant que en foible main
Il avoit fait un acte souverain.
Voyant son filz & ses filz[1] revenuz,
De la prison où tant furent tenuz,
Ce qu’elle avoit porté passiemment
En son esprit, mais la peyne & tourment
Qu’elle endura rendit son corps deffaict
Alors qu’elle eut son désir satisfaict,
Et ne fist plus que se diminuer
Et au salut de l’ame estudier,
Tant que souvent, seulle en son lict estant,
Ce que a ouy qui l’aloit escoutant,
Parloit à Dieu comme espouse à espoux,
Disant : « Seigneur, las, pourquoy tardez vous ?
J’ay fait çà bas tout ce que j’ay peu faire ;
Je ne suys plus au Monde necessaire.
Plaise vous donc pour vostre m’advouer
En me tirant à vous pour vous louer ».
Puys ses bienfaicts alloit ramentevant,
L’en merciant, mais c’estoit si souvent

  1. C’est-à-dire les fils de son fils.