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DE L’HEPTAMÉRON

Ne pensant point mourir, estant assis
Dedans son lict, & sa femme lisant
Propos de Dieu & par jeu luy disant :
« Promis m’avez, Monsieur, de recevoir[1],
Mais vous n’avez pas fait vostre devoir ;
Or, puys qu’avec au dymanche failly,
Que ce mardy soit de vous assailly »,
Ce qu’il voulut, & du lict se leva,
Et à genoulx devant l’autel s’en va
Se confesser & recevoir sans craincte
Par ferme foy & charité non faincte.
Ce faict, au lict de rechef retourna,
Puys se leva & à table disna,
Parlant à tous ainsy que ung homme sain,
Mais il avoit la mort dedans le sain.
Après se mist en ung lict, & sa femme
Il appella pour consoler son ame,
La priant lire & de son Dieu parler,
Sans le laisser ny loing de luy aller :
« Car je sens bien », dist il, « ma dernière heure,
Qui ne fera de m’approcher demeure » ;
Ainsy sa mort joyeusement jugea.
Puys demanda quelque chose & mangea,
Et se voulut lever & promener,
Puys au grand lict pour la fin retourner,
Et qui l’eust vu marcher si fermement
Ne l’eust jugé mourir si promptement.
Estant au lict, il fist sa femme lire
La Passion ; lors commança à dire
Sus chaque article & chacun poinct notable,
Chose qui fut à tous esmerveillable,
Car, luy n’ayant jamais leu ny apris,
Lequel l’on n’eust pour (un) orateur pris,
Parla si bien que cinq Docteurs présens
Furent long temps pour l’escouter taisans,
Car Il disoit : « Ô mon Dieu, je sçay bien
Que j’ay péché, & que je ne vaulx rien,
Et que ung seul bien ne sçauroys présenter
Qui ta justice en rien sçeust contanter ».
Puys, confessant ses maulx par le menu,
Dist : « Je suys plus que nul à Dieu tenu
Qui m’a tant fait de biens en ma jeunesse
Et empeschè les ennuys de vieillesse.
Trente six ans, sans grande maladie,

  1. De communier, de recevoir la communion. On retrouve la même expression six vers plus loin, & p. 162, vers 13, 17 & 21.