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ORAISON FUNÈBRE

force & violence, & Cicéron appelle nostre Corps la prison de l’Ame pour ce que l’Ame, quand elle sort du Corps, en est delivrée comme d’une prison. Se douloir donc de la mort de Marguerite, certes, ce n’est aultre chose que la desirer estre enchesnée en liens perpétuels. Et, si tu l’eusses veu au milieu d’une grande eau dans une petite nacelle pourrie & fendue, agitée çà & là des flots & des vents, t’eust il fait mal si elle feust venue à port ? Qu’est ce Monde sinon, comme dit Chrysostome, une mair enragée qui tous les jours produit & nouveaus & dangereus périls ? Tout y est plein de tumultes, de noises ; il n’y a que des rochiers caichés soubs les eaux, il n’y a que des destours tortus, il n’y a que des grands flocs, il n’y a que des orages & tempestes ; somme, il n’y a que toute horreur & menaces de mort. Et nostre corps est comme une nacelle entr’ouverte, mise au milieu de ceste grand mair, laquelle, si elle n’est régie par un tresexpert Nauchier, qui est la Grâce Divine, ce que reste de salut sera de n’havoir aulcune attente de salut. La Mort a delivré Marguerite de tous ses périls, la Mort l’en a gardée, & pour ceste cause Sotade l’appelle le port de tous les mortels.

Vous permettrés, ô Alençonnois, que j’adjouxte encore quelques aultres raisons qui monstrent clairement que devons plus tost nous resjouir de la mort de Marguerite que nous asseicher de tristesse & mélancholie. Faignons que nous la veoions maintenant, après qu’elle a escouté tout le monde, après qu’elle a signé mille lettres, après qu’elle a medité quelque grave composition, après, dy je, qu’elle a vacqué tant aux publiques occupations qu’à ses privés affaires, estre couchée en son lict, l’ame de laquelle, qui tout le jour a esté diffuse par le corps & respandue aux sens, deschargée de son fardeau, se réunit par un