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Le supplice de l’attente du jugement


Le consul, faute de pouvoir me donner toutes satisfactions morales, veut au moins que j’ai toutes les consolations matérielles.

Dès le lendemain les effets de sa visite se font sentir ; on m’apporte un lit, une boîte de créoline. Je passe la matinée à nettoyer, j’arrose tout copieusement avec ce désinfectant, je balaye avec des feuilles de palmier prêtées par un chaouich. Je tue une armée de punaises, de fourmis et j’entrevois une nuit de sommeil ininterrompue.

M. M… m’avait envoyé quelques livres, mais on ne me les avait pas remis. En entrant dans ma pièce il en tenait deux à la main qu’on n’osa pas lui enlever. Jaber Effendi les feuilleta d’un air inquisiteur puis me les laissa.

En fin de journée un serviteur m’apporte mon premier repas complet du consulat. Des œufs, du poisson, de la viande. Tout cela sur un grand plateau, dans des assiettes, ce qui m’éblouit, autant que mes voisins de captivité. On présente les mets, avant de me les servir, à Jaber Effendi ; il soulève les assiettes, les regarde en dessous, également sous le plateau, et quand il est sûr qu’aucune signe cabalistique n’orne ma vaisselle, un gardien me remet ma nourriture.

J’ai perdu l’appétit et je distribue la moitié de mes vivres aux autres captifs, avec lesquels je sympathise.

Je m’endors dans mon nouveau lit, à peine soucieuse de l’avenir, toute à la joie des améliorations que cette journée m’a procurées.

Mai. — J’ai été réveillée vers 2 ou 3 heures du matin par le départ d’une armée de policiers se rendant à la rencontre du roi, dont l’arrivée est prévue pour ce matin. À l’aube, des coups de canon souhaitent la bienvenue à Sa Majesté tandis que j’aperçois le drapeau vert nedjien. Toutes les légations ont également leur drapeau. Ces taches de couleur égayent ma vue et je les contemple longuement.

La journée est terne, j’ourle des mouchoirs et ne pense plus qu’à la visite du consul, annoncée pour le lendemain. Tout le temps de ma captivité ce sera mon seul rayon de soleil. Un beau serviteur noir, tout de blanc habillé, m’apporte chaque jour ma nourriture. Mes essais pour garder quoi que ce soit pour le soir ou le lendemain sont infructueux.

Mon gardien Naser a l’heureuse initiative de tendre, d’un bout à l’autre de ma chambre, une corde attachée aux murs par des clous. Sur la corde nous fixons deux petits paniers en osier où je mets mon pain, mon sucre, mon lait, etc., je suis sauvée, je recouvre chaque panier d’un papier pour éviter la chute des insectes volants et je me trouve dans un état relatif de propreté.

Je veux payer la corde, comme toutes les petites choses, telle que ma lampe que me fournit la police, mais on me fait répondre généreusement que le gouvernement m’offre cela.

Le docteur Akram me fait une visite, je me plains de ma jambe, des dents, etc., ne pouvant endurer cette solitude abrutissante. Akram m’assure qu’on n’attend plus que le résultat de l’analyse d’Égypte. On y a expédié l’estomac et les viscères de Soleiman.

15 mai. — Toute la police est pavoisée pour l’arrivée de Séoudi, le fils aîné du roi.

Visite du consulat qui ne m’apporte aucune nouvelle. Je fais demander par Hamdi Bey la permission de respirer un peu l’air sur le balcon la nuit tombée. L’autorisation est accordée, mais lorsque le soir je veux user de mes droits, Jaber Effendi s’y oppose sous prétexte qu’il doit consulter le mudir cherta. Pendant trois jours je réclame, tous les soirs, jusqu’au refus formel. J’aurais voulu diminuer mes nuits d’une heure ! Elles sont si longues, il fait noir à 7 heures…

Jeudi 25 mai. — Vers 11 heures un garde inconnu me dit de m’habiller pour comparaître devant le cadi. Je tremble et je bondis de joie, quoi qu’il arrive je vais pouvoir quitter ces lieux que j’exècre. Mais, hélas, après le questionnaire classique des nom, prénoms, etc., lieu d’habitation, le cadi, sans un mot, lève la main et le docteur Akram, qui sert d’interprète, me dit que c’est fini.

— Dans huit ou dix jours vous reviendrez, dit Akram, il faut cette réponse d’Égypte.

26 mai. — On m’apporte une table. Le gouvernement a mis longtemps pour permettre d’introduire dans une prison un tel objet de luxe… une petite table en bois blanc… Je nettoie toute ma cellule à la créoline car les araignées semblent s’être reproduites en masse ces derniers jours.

Mes gardes se pâment sur mon installation :

« Tu es comme un maître d’école », s’exclament-ils.

En fait je suis tristement assise devant ma petite table, mais cette posture est inconnue au Hedjaz, seuls les professeurs et quelques ministres s’assoient sur des sièges.

Tous les quinze jours un homme svelte, très bronzé, jambes nues et drapé de blanc chante dans les rues sur un rythme bizarre. Je m’informe : il annonce les arrivées et les départs des bateaux, il énumère les noms des ports où le navire fera escale, il remplace l’affiche, la publicité, l’agence de renseignements, il donne les billets du départ… Partir… départ, quel mot… je frémis.

Dimanche 28 mai. — J’ai une crise de désespoir atroce, j’éclate en sanglots, mais au lieu de me cacher j’appelle mes gardes, je leur dis que j’aime mieux mourir, je leur dis de faire venir Jaber Effendi. Je me cogne la tête contre les murs, contre les barreaux de fer, j’espère attendrir par mes larmes Jaber Effendi et le rendre plus humain. Mais l’effet obtenu est inverse à mon attente. Il me reproche mes larmes, me demande si je n’ai pas honte de pleurer ainsi.

— Non, non, je n’ai pas honte, je suis trop malheureuse.

— Eh bien, si tu continues, tu auras les pires châtiments, on t’enfermera très loin, dans une chambre noire sans air, très chaude, très sale…

« Tu seras privée des visites du consul.

La lutte a ranimé mon courage, j’aime mieux que cet être au cœur dur s’en aille.

— Va-t-en puisque tu es si méchant, je ne demanderai plus rien.

Alors un revirement inexplicable s’opère pour la première fois. Jaber Effendi a l’air de sentir.

— Tu es mère ?

— Oui.

— Tu dois vivre pour tes enfants.

— Je ne peux plus si tu prolonges trop ma captivité.

— Le cadi est malade, c’est ce qui retarde ton jugement, dès qu’il sera mieux on t’appellera et ton procès sera son premier travail, le roi l’a ordonné.

Enfin un renseignement. Je ne puis m’empêcher de pleurer quand même. Tout m’indiffère et je voudrais que mon sort se décide vite, vite.

29 mai. — Horrible frayeur dans la nuit, je suis réveillée en sursaut par un coup de feu dans le hall des condamnés, cris, hurlements, plaintes, bousculade, branle-bas. Je crie, j’appelle au secours. Un de mes fidèles gardes entre pour me rassurer, il me raconte qu’un fusil est tombé par terre, que le coup est parti seul…

Le soir le consul m’annonce que la fin de mon supplice est très proche. Je veux le croire, mais il me l’a dit si souvent. C’est aujourd’hui mon anniversaire et je croyais bien, au début du mois, être loin et le fêter chez moi. Le cadi est toujours malade. Quand serai-je jugée ?

31 mai. — Petite visite de Lotfi qui m’apprend que le cadi est parti rendre un jugement à La Mecque… Toujours du retard.

Lundi 5 juin. — Après ces longues journées d’attente Jaber Effendi vient m’apprendre que le cadi ne sera pas de retour avant une dizaine de jours. Je ne crois plus à rien, mon désespoir est à son comble.

Jeudi 8 juin. — Le ministre français m’apporte de bonnes nouvelles, mais je ne crois plus à rien. Le secrétaire privé du roi Ibn Séoud aurait démenti en Syrie les fausses nouvelles des journaux et déclaré que mon affaire était terminée et qu’on allait me libérer. Pour moi, rien ne sera fini que ce jour-là.

Vendredi 9 juin. — Jaber Effendi à qui je demande tous les jours en le guettant au passage à travers ma grille des nouvelles du cadi, m’annonce qu’il est rentré la veille au soir. Je ne pense plus qu’à ma libération dont a parlé le consul. On oublie les peines si facilement quand on accroche sa vie à un espoir.

Samedi 10 juin. — Le roi est arrivé à 6 heures du matin, salué par une salve d’artillerie. Je ne doute pas un instant qu’il ne donne immédiatement l’ordre au cadi de me libérer, M. M… m’a tant dit que je vais vite être libre. Encore une fois je me trompe. Toutes les formalités administratives sont au contraire arrêtées par la venue du roi, qui convoque et reçoit tous les fonctionnaires et tous ses sujets.

Toujours rien. Vers la fin de la journée je reçois la visite inattendue du consul qui, croyant que j’avais vu le cadi, vient se renseigner sur les résultats de l’entrevue.

L’interrogatoire ne peut plus tarder.

Lundi 12 juin. — Je me réveille de très bonne heure, très agitée, et pourtant il s’impose que je reste calme. Vers 10 heures on me donne l’ordre de me préparer à comparaître devant le cadi ; le grand jugement va commencer.

Je pars au tribunal entre les gardes du roi, à pied et voilée.

Catastrophe, désillusion…, l’interrogatoire est remis au lendemain, les interprètes font défaut.

J’ai bon espoir pour le lendemain sans trop oser y croire.

(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.



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