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Je suis prisonnière…


J’ouvre ma porte, l’air presque étonné, et je me trouve en face de Saïd Bey, directeur de la police. Un grand homme au masque très dur, l’expression farouche et sauvage, des dents noires dans une figure très bronzée. Pas un geste, un regard qui me fixe avec une ténacité oppressante. Il a l’air d’un de ces personnages diaboliques de Goya, immense dans son habaye noir et son kéfié blanc rendant sa figure encore plus effrayante. Il est toutefois d’une parfaite correction. La politesse arabe est infaillible.

Derrière lui des ombres servent de support à toutes une panoplie de sabres, de baïonnettes et de fusils qui scintillent dans cette demi-obscurité. Il est entouré de toute une escorte de policiers, de soldats et de quelques civils appartenant à la police.

Saïd Bey me pose les mêmes questions qu’Alli Allmari, j’ai beau soutenir que je n’ai rien donné à Soleiman depuis huit jours, on m’arrête.

Au moment où l’on s’apprête à m’emmener, le téléphone sonne, c’est l’émir de Djeddah qui donne l’ordre qu’on me laisse passer la nuit à l’hôtel et que l’on me mettra en prison au matin.

Je respire mieux, j’ai de nouveau l’espoir de pouvoir m’évader avec M. M… Mais, évidemment, j’avais compté sans le directeur de la police, qui s’asseoit sur une chaise derrière ma porte, tandis que des soldats en armes montent la garde dans le couloir et sous ma fenêtre.

Tout est fini, je suis prisonnière…

Je me penche vers le dessous du lit pour appeler M. M…, mais je ne puis articuler, ma bouche est desséchée si complètement que ma langue adhère au palais.

M. M… n’a qu’une proposition, à me faire sortir par la violence, il se redresse en brandissant une espèce de poignard arabe et en mimant des gestes d’attaque. J’ai toutes les peines du monde à le calmer et à le dissuader de gestes inutiles, je lui explique que même si nous réussissions à tuer deux ou trois hommes il en resterait toujours vingt, trente… pour nous arrêter.

Doucement, prudemment, nous nous allongeons côte à côte, tous deux habillés, sur l’un des grands lits, et la veillée angoissante commence. Naturellement je ne peux dormir. Je me sens prisonnière, je le sais et je ne peux pourtant l’admettre. La nuit se passe ainsi, lente, lente à désespérer.

Vers 2 heures le muezzin fait entendre son appel, auquel répond un cliquetis d’armes dans le couloir, la police aussi est en prières.

Le pas monotone et régulier des sentinelles sur le trottoir devant mes fenêtres, devant les portes, martèle sans fin notre attente.

Je distingue dans le hall des voix, des conversations, sans pouvoir les comprendre ; les chefs de la police prennent des cafés, jouent aux dés. Dans la chambre à côté des gardes plongent leurs regards dans ma chambre par un vasistas grillagé, M. M… et moi, toujours allongés, immobiles, ne bougeons pas, la moustiquaire nous dissimule et puis nous sommes dans le noir.

L’aube enfin commence à poindre, elle aussi, sans hâte. Saïd Bey, trouvant qu’il a été assez courtois, n’attend plus longtemps pour m’interpeller à travers la porte. Je glisse ma tête épouvantée dans l’entre-baîllement pour m’entendre dire :

— Prépare-toi, je t’emmène.

— Bien. Allons voir Soleiman et tu verras qu’il ne m’accusera pas.

— Après, plus tard ; maintenant tu dois me suivre.

Il n’y a pas à discuter, je ferme ma porte et, nerveusement, je mets mon voile et arrange ma valise.

M. M… à l’autre bout de la chambre me reproche, d’un air mécontent, de ne pas l’avoir présenté au directeur de la police. Je souris à cette idée, en sommes-nous à des présentations. Toute pensée mondaine est bien loin de mon esprit.

Cependant, puisque sa présence est toujours ignorée, il faut agir au plus vite, mais avec précaution, en tâchant d’habituer d’abord Saïd Bey à la vue d’un homme dans ma chambre, puis de le laisser voir graduellement aux hommes de la garde pour éviter de provoquer les réactions d’une violente colère qui se terminerait probablement par notre lynchage.

J’entrouve ma porte et par un signe de doigt j’appelle Saïd Bey, deux ou trois fidèles policiers le suivent, je les repousse en leur faisant comprendre que je veux parler en tête à tête à leur chef. Dès qu’il est entré, le plus naturellement du monde je lui indique M. M… assis sur l’unique chaise, l’air sauvagement renfrogné. Il semble pouvoir à peine se contenir de bondir ; il a tout du jeune homme chevaleresque qui veut à tout prix défendre une femme par la force, sans même penser que dans une telle situation d’infériorité les secours de la diplomatie sont notre seule chance de salut :

— Shouf… (Regarde).

Et Saïd Bey regarde de tous ses yeux écarquillés qui fixent M. M… Un rictus cruel découvre ses dents noires comme sa peau, l’expression de sa figure se durcit encore, sa haine, sa colère, sa stupeur sont intenses, tout le corps incliné, la tête tendue en avant, il articule par saccade :

— Min ? min ? Qui est-ce ? Quel est cet homme ? Que fait-il dans ta chambre ?

— C’est le fils du délégué de la France auprès du roi, il est venu passer la soirée avec moi. J’avais peur toute seule et il n’a pu repartir puisque tu étais là.

Pas de réponse, mais la figure devient de plus en plus féroce et, petit à petit, on pousse la porte, quelques policiers entrent, je les pousse du bras pour les renvoyer, mais Saïd Bey me fait signe de les laisser entrer. Les figures sont expressives, sauvages, mais le chef ne bouge pas et tous à son exemple se maîtrisent. Silence, mépris plus tragique que des coups ou des injures.

Je fais l’interprète car Saïd Bey demande :

— Me connaît-il ?

Buté, M. M… répond : « Non ».

Saïd Bey : « Moi je le connais. Je sais que tu as un passeport diplomatique, tu es libre ! »

M. M… ne bouge pas, j’ai envie de le pousser ; c’est une chance inespérée de pouvoir prévenir le consulat.

— Je ne veux pas vous laisser seule, insiste-t-il, toujours tenace, Dieu sait où ils vont vous emmener et ce qu’ils feront de vous.

— Évidemment, mais vous n’y pouvez rien, mon seul espoir de salut est votre père, partez vite le prévenir, je vous en supplie.

Puis je me révolte contre le mudir cherta qui veut me saisir, et je m’écrie :

— Où vas-tu m’emmener ? Que vas-tu me faire ? Je ne veux pas partir avec toi, j’ai peur.

Avec son effrayant sourire et cette politesse que l’Oriental place au-dessus de tout il me répond :

— N’aie pas peur avec moi, tu es ma sœur ! (sic).

Quelle résistance opposer à cette forte douceur ? Cet homme, convaincu de ma culpabilité, convaincu de ma prochaine exécution, m’appelle « ma sœur ». Le moment est tragique mais je souris et, voulant être à sa hauteur, je pose ma main sur son bras en ajoutant : « J’ai confiance en toi, je te suis ».

Les policiers bourrent avec moi les valises, tassent tout avec leurs poings ou leurs talons, le mur d’armes s’entrouve, je traverse le hall la tête haute, je descends deux marches et je réalise assez mal ce qui se passe jusqu’au moment où je me trouve accroupie sur le siège arrière d’une auto, Saïd Bey à côté de moi. Près du chauffeur, sur les marchepieds, des grappes de soldats policiers.

L’auto démarre, le peloton se met en marche, nous longeons la légation d’Irak, celle de France… puis-je m’échapper, sauter de l’auto ? En admettant que je ne me casse pas une jambe en tombant, je serais immédiatement abattue par ces gens armés, et puis il est si tôt que les portes sont encore fermées alors que je devrais entrer en trombe. D’ailleurs c’est fini, le consulat de France n’est plus devant moi, l’auto est arrêtée devant une petite maison blanche, surplombante, appuyée dans la mer Rouge par quelques pilotis. Le premier étage est encerclé d’un petit balcon qui la pare d’une fantaisie inattendue.

La garde m’entoure immédiatement tandis que je franchis le seuil de la police, quoique criminelle je passe la première, les soldats se mettent au garde à vous ; puis quand j’accède sur ce premier balcon-terrasse une sentinelle m’indique de continuer plus haut. J’escalade un escalier ajouré pour aboutir dans une grande pièce aveuglante de lumière et de soleil.

(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.



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