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Où je retrouve une vie mondaine


N’ayant pas trouvé Soleiman au palais, pas plus que sur la route, je rentrai précipitamment au harem pour envoyer sans tarder mon mari près du roi. Tout le monde ignorait où il se trouvait et je ne pus le joindre.

Je ne le revis que le lendemain, lors de sa visite matinale ; il prétendit qu’Ibn Séoud n’avait pu le recevoir.

— Menteur, lui répondis-je, tu n’est pas allé au palais puisque Fouad Hamza t’a fait chercher devant moi et tu fus introuvable. Vas-y vite maintenant, le roi t’attend, il te recevra immédiatement.

Vers 11 heures je reçois un coup de téléphone de M. M… qui m’invite à déjeuner, ne voulant pas qu’une Française passe à Djeddah sans être reçue à la Maison de France.

J’accepte avec empressement et j’annonce à Sett Kébir que je vais déjeuner à la légation.

— Tu n’as pas honte, me répondit-elle, de voir ainsi des nosranis[1]. Que fais-tu donc de ta pudeur pour parler ainsi librement à ces hommes, tu ne seras jamais une vraie musulmane, si tu ne changes pas.

— Je serai musulmane comme les femmes de Turquie et d’Égypte, que je connais bien et qui son beaucoup plus émancipées que moi.

Je mets mon voile et ma ceinture d’or, puis je la quitte dignement, entourée de mes esclaves, Amed en robe feu et Choukry en vert pipermint.

Le déjeuner est très animé par la présence de Français de l’Afrique du Nord venus pour le pèlerinage, d’un préfet, d’un représentant du Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie. Hamdi bey, le vice-consul, fait les honneurs, c’est un ancien cadi du département d’Alger et qui porte sur sa robe blanche, avec beaucoup de distinction, le ruban de la Légion d’honneur.

Je me sens renaître dans cette atmosphère de confort à laquelle je suis très sensible, en dépit du besoin impérieux que j’ai toujours eu de la quitter et je retrouve avec joie des assiettes, des mets français, des maîtres d’hôtel, du champagne.

M. M… m’invite pour le lendemain, jour de Pâques, à déjeuner à bord d’un des bateaux français en rade. La raison me conseille de refuser, mais le plaisir l’emporte sur la prudence et j’accepte, enchantée par la perspective de cette autre escapade.

Naturellement cette nouvelle porte la consternation au harem, Soleiman n’est heureusement pas rentré, car il aurait sûrement interdit cette fugue, qui n’était pas prévue dans notre contrat. Sette Kébir essaye de me raisonner, mais sans succès. Je me demande pourquoi elle se mêle de me faire la morale, alors qu’elle pourrait si bien se rendre compte que la cause est perdue d’avance. J’accepte toutefois sa proposition de me faire accompagner de son Letfi, en guise d’escorte. N’est-ce pas plutôt en qualité de surveillant qu’il m’est adjoint, pour observer de quelle manière je me tiens au milieu des nosranis ?

Il y a une grande fête à bord du bateau sur lequel j’arrive avec les membres de la délégation française, le ministre d’Irak et de celui de Perse, retrouvés dans la vedette.

Le déjeuner est très gai, la cuisine et la cave sont excellentes : du foie gras truffé et du champagne figurent au menu. La conversation est animée et particulièrement brillante, mais mon plaisir de parler le français m’en fait oublier l’étiquette musulmane.

Le ministre de Perse ne cesse de me répéter que je dois être plus prudente dans mes paroles. Comme je lui réponds que peu m’importe, il me réplique sans détour :

— Si vous n’avez pas peur pour vous, vous pourriez au moins vous inquiéter pour ceux qui vous entourent.

Après le déjeuner, tout le monde se met à jouer au bridge et au poker. J’en profite pour me promener sur le pont. La mer est bleue, d’un de ces bleus incroyables, que les vieilles Anglaises à pliants et à voiles verts affectionnent tant pour leurs aquarelles de voyage. La surface de l’eau est si calme que l’on s’étonnerait à peine si l’on voyait les gens marcher d’un bateau à l’autre comme sur un plan solide.

Un gramophone joue des javas, je danse un peu ; j’ai l’impression d’être à un bal costumé, sur quelque yacht dans le Midi de la France, à cause de mon costume de fantaisie, mi arabe, mi hindou. Quelques Arabes arrivent sur le pont, comme pour me rappeler à la réalité, mais sous prétexte d’accomplir une visite courtoise. Mon danseur me chuchote à l’oreille :

— Ce sont des espions, les bateaux en rade de Djeddah n’étant pas reconnus comme territoire étranger par le roi, ce dernier peut faire exercer à leur bord la surveillance qui lui plaît.

Les départs des paquebots sont également tributaires du bon vouloir du souverain.

Il n’y a aucun autre exemple de pays exerçant un tel despotisme à bord des navires de commerce étrangers.

Je m’incline une fois de plus devant la puissance de Sa Majesté Ibn Séoud.

Le pauvre Lofti semble assez désemparé, il me propose le retour à chaque instant. J’essaye de lui faire comprendre que les usages français exigent qu’étant invitée, j’attende le départ du consul avant de pouvoir en partir moi-même.

Nous quittons le bord vers 5 heures et demi et nous allons prendre un whisky sur le bateau du commandant anglais. L’odeur du caporal est remplacée par celles des gold Flake. Les fauteuils sont confortables, la musique de danse est entraînante. Je finis cette journée sur une délicieuse impression.

Nous rentrons finalement à Djeddah vers 8 heures. M. M… m’accompagne dans sa voiture jusqu’au harem, pour excuser par sa présence mon retard.

Les femmes m’ont guettée à travers le moucharabieh du troisième étage.

M. M… vient me chercher le lendemain pour me proposer d’aller nous baigner. Nous repartons en voiture sur l’immensité de la plaine. Nous avons décidé de ne pas aller très loin, le frère du roi venant déjeuner chez Ali Allmari, je veux être au harem au cas où il me ferait demander.

Au bout d’une quarantaine de kilomètres la voiture s’arrête net, et notre chauffeur nous annonce paisiblement qu’il s’agit d’une panne d’essence. Nous sommes en plein désert, à l’horizon rien qu’un plan bleu qui coupe le plan doré du sable. Nous ne voyons même plus la mer. M. M… et moi, après un bref conciliabule, nous décidons d’envoyer le chauffeur chercher de l’essence à Djeddah. En attendant nous nous baignons dans la mer. Mais encore faut-il la trouver…

Nous partons à l’aventure dans la direction que notre sens d’orientation nous indique. Nous marchons pendant des heures sous un soleil torride, la gorge si sèche que je peux même plus faire le mouvement d’avaler sans douleur. Nous nous protégeons de l’insolation en instituant, toutes les cinq minutes, un système de changement de quart pour le port du casque colonial de M. M…

À l’horizon, toujours rien, tout à coup une immense palmeraie, dans des tons de décor bleu, apparaît en bordure d’un lac, miroitant. Nous ne sentons plus la soif tellement nous sommes préoccupés d’arriver à cette eau le plus rapidement possible. Mirage… il ne reste rien que cet horizon éternellement pareil. Des oasis entiers, des rivières, des lacs naissent et meurent ainsi sous nos yeux sans que nous puissions jamais les atteindre.

Nous marchons toujours dans cette désolation vers ce que nous croyons être la direction de la mer, soutenus par ce désir hallucinant de boire, de voir ou d’entendre de l’eau qui a pris la place de toutes nos autres sensations. Enfin une raie bleue dans le lointain, nous sommes pris d’une horrible angoisse à l’idée d’un nouveau mirage. Dix minutes, la raie paraît toujours bleue, vingt minutes la raie est devenue lac, et enfin nous voyons la plage. Une plage sur laquelle nous pouvons marcher sans qu’elle se dérobe sous nos pas en une fantastique mystification.

Nous y trouvons une minuscule tente carrée, avec un pêcheur bédouin et son fils. Nous nous précipitons vers eux pour leur demander de l’eau. Ils nous sortent d’un vieux tanaké un liquide jaunâtre, plein de sable et de pétrole, qu’ils nous offre dans une vieille boîte à sardines toute rouillée. J’humecte ma langue, ma gorge, c’est tout ce que je désirais. J’en sens à peine le goût infect, tellement la jouissance de ce liquide dans le gosier desséché est grande. Je préfère l’eau de mer, malgré les protestations de M. M…


(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.


  1. Chrétiens.

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