Page:Marga Andurain - Sous le voile de l islam, 1934.djvu/29

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’Hindou, qui a une couchette en première classe, mais il vivra tout le temps avec nous. Je me suis donc munie en conséquence de quelques boîtes de conserves, de lait concentré, d’eau minérale, de confiture, de fromage, de biscuits et surtout de boîtes de cacao pour mélanger à l’eau pendant la traversée du désert.

Je recommande à Soleiman d’être très sobre, moi-même je ne tiens pas beaucoup à manger, cela nous fera le plus grand bien.

Le prophète n’a-t-il pas institué le jeûne du Ramadan par raison d’hygiène ?

La personnalité de l’émir Soleiman s’accommode assez mal de cet état de choses, lui qui, à plusieurs reprises, m’a fait d’innombrables allusions pour que nous voyagions en première, ainsi que son rang l’impose.

Nous ne sommes que quatre à passer nos nuits sur le pont : Soleiman, moi et deux Arabes répondant aux noms d’Ahmed et de Mohamed.

Ahmed Musleh est un petit Yéménite, sec, d’une vitalité extraordinaire, alliée à une malice peu commune. Son passeport indique qu’il a été « sailor ». Il arrive de Chine, de Londres, de New-York. Il a été partout, a tout vu, tout retenu ; pour un peu, il commanderait le bateau. Il donne des conseils aux matelots du bord, quoiqu’ils ne soient pas suivis, on les écoute toujours avec intérêt. Il parle une langue mélangée, tantôt arabe, du Yémen, tantôt un charabia anglais, dans lequel il introduit quelques mots de tous les pays où il a passé.

Soleiman ne comprend rien, tandis que l’Hindou et moi en saisissons parfois le sens. Son costume est non moins bizarre. Une pièce entière d’étoffe blanche est enroulée sur sa tête en un volumineux turban. Un drapage savant enveloppe son buste, retombe en plis harmonieux jusqu’aux genoux, caressant voluptueusement sa démarche à chaque pas.

Des chaussures à bouts carrés en velours rouge, d’origine chinoise attirent l’attention sur l’activité infatigable de ses pieds. C’est ainsi que j’ai remarqué ses innombrables allées et venues sur l’échelle d’embarquement, portant un demi-mouton sur ses épaules nues, des sacs de légumes, du thé et toutes les provisions dont pouvait avoir besoin l’Hindou qui l’avait chargé de toutes ces commissions.

Nous sommes plutôt traités en indésirables sur le pont de ce bateau où rien n’est prévu pour ces quelques pèlerins retardataires. On nous évacue d’un côté puis de l’autre, suivant les exigences de la manœuvre. Le départ exécuté, on nous assure un asile fixe, sur des planches non jointes, qui recouvrent le trou de cale de la proue. Une grande tente en toile grise nous met à l’abri des insolations. Ce n’est évidemment guère confortable, mais j’avais prévu le pire et je m’accommode aisément de n’importe quelle situation. J’ai eu la perspective de cette vie en commun avec ces Arabes mitigés, sous une tente en pleine mer Rouge.

La cohabitation s’annonce possible, je remédie un peu à la dureté du sol en prenant pour matelas une des habayes neuves du trousseau de mariage de Soleiman. Nous nous mettons d’un côté, entre nos deux valises, tandis que deux Arabes s’allongent en face. Nous étalons nos provisions, j’enlève mon voile et je m’accroupis comme mes camarade ; toute la traversée se passera ainsi, à cette même place, étendue pour la nuit ou la sieste, ou accroupie pour les repas et d’interminables conversations religieuses avec l’Hindou.

J’aime ce voyage qui ne ressemblera pas à mes précédents, entre gens du monde dans un salon, au bar, sur le deck, à écouter l’orchestre, à éplucher des sentiments artificiels.

Changer… c’est se créer un bonheur, ou du moins un espoir de bonheur. Le pire ennui de la vie réside dans la monotonie.

Ahmed, le premier, interrompt mes réflexions en nous offrant une tasse de thé, consacrant par ce geste la fonction de cuisinier, maître d’hôtel, qu’il conservera pendant tout le voyage. Ce thé est servi dans une énorme tasse chinoise bleue et blanche, souvenir d’une de ses équipées autour du monde. Elle semble contenir deux litres au moins et sa provenance m’illusionne peut-être sur la saveur de ce thé, dont le goût me paraît délicieusement chinois.

Ahmed me porte cette tasse en murmurant :

— Zeïnab, signifiant ainsi avec cette simplicité arabe et leur générosité de cœur, que nos relations seront dorénavant semblables à celles des membres d’une même famille, suivant la devise de l’hospitalité arabe. Ce qui est à moi est à toi.

Une ombre transparente s’arrête devant moi, salue d’un noble geste au front, puis s’accroupit en face sans hâte, mais sans effort.

C’est l’Hindou, plus mince et plus long que jamais, vêtu d’un simple voile blanc enroulé sur son corps. Ses mains semblent encore plus longues, plus irréelles, ses pieds sont semblables, il se met à les caresser ; je ne puis détacher mes yeux de ses gestes sans pouvoir exactement démêler si cette fascination qu’il m’inspire est provoquée par l’étonnement, la curiosité ou l’admiration. Un mélange des trois probablement. Il se met à parler de Dieu d’une voix douce, lente, mais sans mollesse, avec une telle conviction que sa foi devient pénétrante par l’accent dont il prononce chaque mot. Il parle de sa religion, comme s’il décrivait le plus beau paysage du monde ; il émane de ses mots une sensation physique d’harmonie, de douceur, de repos, de tranquillité, de certitude, qu’aucun autre missionnaire religieux n’a jamais su provoquer en moi.

Notre petit groupe musulman faisait ses prières en commun en se prosternant sous la tente. L’Hindou officie en prononçant les prières classiques que nous répétons à sa suite, tandis qu’Ahmed récite d’autres prières avec une fantaisie incroyable. Il y mêle des glouglous et des intonations toutes spéciales, ces variations sont si comiques et si inattendues que j’ai beaucoup de mal à ne pas éclater de rire.

Mohamed, le silencieux de la bande, murmure le Coran toute la journée. En dehors de sa lecture à voix basse je n’ai jamais entendu le son de sa voix. L’équipage, probablement peu habitué à ces démonstrations religieuses, nous contemple avec un certain mélange de respect et d’ironie.

Je ne cachais pas à Soleiman combien je regrettais de ne pas avoir épousé un homme vif et débrouillard comme Ahmed, ce qui lui causait un très apparent dépit.

Les soirées se passaient en longues discussion religieuses jusqu’à l’heure du sommeil.

On comprit bientôt à bord que je n’appartenais pas à la même classe que Soleiman. Les officiers et les marins découvrirent que j’étais Française et ils se mirent à lier conversation avec moi. Au début ils me parlaient en cachette, par crainte du fanatisme arabe, mais, petit à petit, ils comprirent qu’il y avait un accord entre Soleiman et moi et ils poussèrent la gentillesse jusqu’à m’offrir la salle de bain du commandant. Mon mari arabe, avec ce sans-gêne qui le caractérisait, voulait en user aussi. J’eus beaucoup de mal à lui faire comprendre que sa place était sur le pont et que j’entendais qu’il la gardât. Il faisait partie de ces gens qui au moment même où ils profèrent un mensonge le considèrent comme la vérité, tellement habitué à sa nouvelle personnalité d’émir, il ne pouvait s’empêcher de croire que tous les égards lui étaient dus.

Il y avait également à bord le directeur des salines de Masseuva, qui rentrait en Érythrée italienne, et avec lequel je causais souvent en espagnol, à défaut de la langue italienne que j’ignore. Lui aussi trouve, de parti pris, Soleiman effrayant, sauvage, dangereux. Comme il déclare s’intéresser à moi, il insiste vivement pour que je lui écrive jusqu’à ce que je lui en ai fait la promesse.

— Voici mon adresse, me dit-il. Si dans quinze jours je n’ai pas de vos nouvelles, je serai convaincu qu’on vous aura tuée.

Le dernier jour, avant l’arrivée à Djedda, Ahmed s’occupe de nos costumes de pèlerins ; les bagages de l’Hindou sont d’une richesse inépuisable. Il y trouvera pour Soleiman, et pour lui-même, ma serviette-éponge qui doit ceindre les reins et couvrir l’épaule gauche en laissant nue celle de droite, ainsi que le reste du corps, y compris la tête et les pieds.

Le pèlerin mâle, avant de revêtir l’irham, tenue de pèlerinage, doit se raser, se couper les ongles et s’ablutionner tout le corps. Dans cet état de pureté le pèlerin ne doit plus avoir aucun rapport sexuel, ni serrer la main d’une femme, il ne doit plus se raser, ni couper ses cheveux et ses ongles, ni tuer un animal, même le plus petit insecte qui le dévorerait, ni même cueillir un brin d’herbe ou arracher une feuille. Dieu ayant donné vie, l’homme n’a pas le droit de la supprimer.

Dans l’akaba, lieu sacré par excellence, il est défendu de chasser une mouche qui se poserait sur le visage.

Les femmes sont entièrement couvertes de la tête aux pieds d’un linceul blanc avec juste deux trous pour les yeux.

Ahmed déniche dans les valises de l’Hindou une pièce de cotonnade, j’en fais un sac dans lequel je perce deux trous avec mes ciseaux.

Mes compagnons s’informent de ma tenue, je leur réponds qu’elle est prête, mais ils veulent la voir ; je la passe, ils la déclarent inconvenante, le bas ne balayant pas la poussière, ainsi qu’Allah le veut. J’avais raccourci mon sac de dix centimètres au-dessus du sol, pour mieux marcher. Je lui rends alors toute sa longueur et il faut tout simplement boucher les deux petits trous et en tailler deux autres beaucoup plus haut. Comment marcherai-je ? Mais la volonté de Dieu compte plus que mon confort personnel.

À l’aurore nous apercevons les bouées flottantes indiquant que nous entrons dans la zone du pèlerinage, les prières commencent. Mes camarades adressent à Dieu la plus vibrante des actions de grâce pour la faveur incommensurable qu’il leur accorde en leur permettant d’accomplir ce pèlerinage.

Comme il n’y a rien à faire ni rien d’intéressant à voir à Djeddah, nous décidons de prendre une auto à nous cinq pour partir immédiatement à la Mecque, car il n’y a pas un instant à perdre si nous voulons arriver à temps pour la journée sacrée d’El Arafat.

(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.


(Tous droit de reproduction réservés et Copyright by Marga d’Andurain et Intransigeant 1934.)