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« moi, pas chance » en apprenant qu’une nouvelle ordonnance du roi Fouad impose un délai obligatoire de huit jours pour l’obtention du visa égyptien. Cette mesure inattendue est l’anéantissement de ma dernière chance de voir la Mecque cette année. Il ne nous reste pas même deux heures pour obtenir ce visa. En hâte je cours frapper à la porte de M. G…, qui a des relations au consulat et qui accepte tout de suite d’accompagner Soleiman. Je suis tenue au courant quart d’heure par quart d’heure de la tournure que prennent les démarches. Vers 11 heures moins un quart l’affaire semble sur le point d’aboutir, il n’y a pas une seconde à perdre, je me précipite donc dans une voiture avec nos maigres bagages, suivi de la fidèle Mme A… nous allons attendre à la porte du consulat.

Mme A… qui, comme mon mari, a eu la nuit d’affreux pressentiments, me dit qu’elle priera tous les jours pour moi jusqu’à ce qu’elle me revoie.

11 heures 5. — Le chauffeur monte les relancer, je suis sur des charbons ardents.

11 heures 20. — Soleiman vient en trombe, poussé par M. G…, il monte par une portière, Mme A… descend par l’autre, la monnaie restant sur le prix du visa et que tend M. G… tombe à terre et nous partons à toute allure pour l’embranchement de la grande ligne vers Suez. Je promets un magnifique « batchich » au chauffeur si nous attrapons le train.

Nous franchissons en une demi-heure les quarante kilomètres qui nous séparent en dévorant les brusques tournants, les montées et les descentes à une allure si vertigineuse que Soleiman en a mal au cœur et sa tête tourne.

Nous arrivons, le train est en gare, il siffle ; nous sommes sur les quais, le train s’ébranle. Nous sautons dans le dernier wagon où Soleiman s’affale sur la banquette en répétant :

— Madame, ma tête se décroche, comme tu me fatigues, toujours, toujours du travail, toujours, toujours pressé ». Il s’endort en murmurant, au rythme des roues : « Taben, cherol, fatigué, travail. »

Le trajet est long et monotone, du sable, toujours du sable, mais combien cette immensité désertique longée par la mer est gâtée par la vulgarisation du tourisme et par la ligne du chemin de fer.

Cependant le paysage mollit lentement, des kilomètres de plantations se succèdent pendant des heures et viennent apporter à l’œil leur verdure, orangers superbement alignés en une impeccable parade agricole, arbres aux uniformes de feuilles vert foncé luisants comme du vernis.

De temps en temps une station sert de prétexte à un arrêt du chemin de fer, signalant à l’attention du voyageur la présence juive par son nom triplement indiqué, en arabe, en hébreu et en anglais.

Des hommes sales, des enfants déguenillés offrent, en sachant vendre, les magnifiques oranges sans pépin, des figues, du lait de chèvres dans de petites urnes en grès noir, des œufs durs ou quelques fleurs.

Soleiman se ranime en gare et veut tout acheter, comme un enfant devant une vitrine de jouets, faiblesse à laquelle s’ajoute une incroyable gourmandise.

En bonne gouvernante, je lui accorde de temps en temps ce plaisir. Je suis plus sévère pour les cigarettes, car il fume énormément, quoique m’ayant promis depuis Haïffa de cesser à la ville suivante. Je lui conseille d’y renoncer petit à petit, car au Nedj, Ibn Seoud interdit le tabac, et la transition sera trop brusque.

À Kantara nous passons la douane.

Tous les ennuis administratifs recommencent, toujours au maximum à ce poste frontière. Je n’ai jamais passé à Kantara sans difficultés, et je peux en dire autant de tous mes amis qui ont traversé la frontière à cet endroit.

Le consul d’Égypte à Jérusalem n’a pu nous donner qu’un visa de transit, ce qui nous rend encore plus suspects. Le résultat est que l’on nous confisque provisoirement la moitié de l’argent que nous portons sur nous avec la promesse de nous le rendre lorsque nous nous embarquerons à Suez.

De plus, la série de nos vaccins n’est pas encore assez complète, il nous en manque soi-disant encore un, je n’ai jamais très bien pu comprendre lequel, mais j’ai tout de même dû le subir.

Pendant plus d’un kilomètre, nous marchons entre deux policiers et deux infirmiers qui nous mènent au médecin de la quarantaine. Il emplit une énorme seringue à laquelle il adapte une aiguille non moins grosse, j’avance ma jambe, mais, avec dignité, il fait premièrement signe à Soleiman : l’homme d’abord, lui introduit l’aiguille dans le bras, et n’ayant administré que la moitié du vaccin à Soleiman, il s’avance vers moi pour me donner le reste. Je demande timidement s’il ne faut pas changer l’aiguille, mais le docteur au tarbouche lève les épaules sans répondre et me pique sans pitié.

Son travail fini, il marmotte en m’observant du coin de l’œil :

— N’est-il pas ton mari ?

Il n’y a rien à répliquer.

Ce n’est point tout, il faut encore que je subisse la dernière des humiliations, je passe à la fouille. Ce procédé est très employé en Égypte et en Palestine, mais j’avoue que c’est la première fois que je dois m’y soumettre. On me pousse dans une petite chambre, où tricote une grosse bonne femme qui, après m’avoir tâtée et tripotée en tous sens, se déclare satisfaite ; elle a longuement touché et contemplé mon grigri, un tout petit tube en soie rouge que je porte nuit et jour sur mon cœur.

Nous passons le canal. Soleiman sourit, tout l’amuse.

Nous prenons le thé au Kantara égyptien. Soleiman a rencontré plusieurs connaissances, pas personnelles, bien entendu, mais des amis d’un ami de l’ami d’un tel, rencontré à Damas ou Haïffa. Notre table est prise d’assaut par toute cette sorte de gens sans métier défini, qui encombrent toutes les gares orientales. Quand notre train est là, vingt amis de fortune nous passent nos valises, nous escortent jusqu’à notre wagon, nous font des gestes d’adieux d’isolés comme à des amis de toujours.

Il est minuit, nous sommes morts de fatigue et nous n’avons qu’une idée, celle de nous coucher. Je laisse à Soleiman le soin de choisir un hôtel ; il a tout de suite trouvé le moyen de se faire accoster par un espèce de drogman qui a immédiatement repéré le ménage à exploiter. Mon mari, Arabe, flatté de tant de considération, se confond en salamalecs. Je peux renvoyer cet importun, mais Soleiman lui a déjà demandé de nous conduire dans un bon hôtel.

Évidemment, ce racoleur de minuit ne peut nous conduire que dans un bouge, mais l’hôtel est là, presque en face de la gare, et nous entrons dans l’hôtel Abassiade, dont la façade, camelote en bois, peinturlurée, séduit particulièrement mes compagnons.

Nous demandons à un vieux Turc, qui bâille et s’étire, une chambre à deux lits. Nous suivons ce gros poussah qui nous demande un prix ridicule pour deux grands lits en fer avec un seul drap et une couverture en laine rouge, dure et rugueuse comme celles des chevaux de nos campagnes. Nous nous arrangerons demain avec le patron, pour le moment il faut dormir et s’étendre, nous ne pouvons souhaiter de meilleure volupté.

Le lendemain, je me présente à la compagnie de navigation dès l’ouverture des bureaux. Un employé fort aimable m’apprend que les renseignements de Jérusalem sont faux, il n’y a pas de bateau le 29. Le prochain courrier partira vraisemblablement le 3 ou le 4, en l’espèce un bateau de marchandises, arrivant à Djedda le 9 à l’aurore, ce qui nous permettra de gagner la Mecque avant midi.

Je suis navrée à l’idée de passer trois jours ici, alors que j’aurais si facilement pu rester à Jérusalem, en compagnie de mes charmants amis de fortune.

Les journées sont interminables, je fuis le plus possible cette horrible chambre et la promiscuité de Soleiman, quoique Suez ne soit pas une ville très gaie.

Je passe sans cesse à la Compagnie de navigation habillée à l’Européenne ; ne voulant pas dévoiler mes projets je demande, d’un air dégagé :

— Je viens, vous le savez, chercher les billets de ce pauvre Arabe qui n’arrive pas à se débrouiller tout seul et qui veut partir au pèlerinage avec sa femme bédouine.

On me demande régulièrement si ce n’est pas plutôt pour moi qui veux partir avec lui. Je simule l’étonnement en répondant :

— Vous n’y pensez pas ! Une Européenne ne peut entrer dans ces pays !

Le lendemain matin, dès 5 heures, nous sommes, Soleiman et moi, sur le quai d’embarquement, entourés d’Hindous aux longues robes de couleur comme des ombres de pastels, se mouvant dans ce matin rose. Une conversation s’engage entre Soleiman et eux, toujours sur les mêmes sujets :

— Où vas-tu, d’où viens-tu, comment t’appelles-tu ?

J’ai définitivement repris mon costume de musulmane, et sous mon voile j’aperçois l’entourage de Soleiman et je remarque que, de temps à autre, un des Hindous quitte le groupe discrètement pour disparaître derrière les hangars de la Compagnie. Une fois s’explique aisément, mais dix, en l’espace d’une heure, semble incroyable. Je m’approche de Soleiman, je lui chuchote à l’oreille la curiosité qui me taquine. Il m’apprend que les Hindous tiennent leurs femmes et leurs enfants à l’abri de la circulation et surtout des regards indiscrets des hommes. L’un d’eux, très gentiment d’ailleurs, m’offre de me joindre à elles. Pauvre homme, il se fait bien des illusions sur mon compte. Le jour s’installe définitivement en quelques minutes après ces hésitations de demi obscurité matinale.

De grands bateaux aux destinations inconnues défilent à l’indienne comme des cygnes sur un lac, lentement, posément, comme si la traversée du canal de Suez était un rite sacré. Les autorités du port expliquent simplement qu’il est une consigne de vitesse à respecter pendant cette traversée de peur d’ébouler les bords par des vibrations trop violentes. Ces silhouettes aux mouvements prudents n’en restent pas moins impressionnantes dans ce ralentissement de leur puissance.

Un Hindou d’allure et de costume particulièrement frappants se joint à notre groupe. Il est mince, mince à désespérer et d’une telle taille que l’on pourrait croire que tout ce qui lui manque en largeur s’est porté en hauteur. Ses doigts semblent quelque gigantesque araignée posée au bout de ses manches. Son physique, déjà très bizarre, est encore accentué par une longue redingote bleue de roy à boutons d’or fermée sur des pantalons bois de rose, d’où dépasse une incroyable paire de souliers rouge sang assortie au tarbouche de même couleur, piqué sur une tête de condor au crâne complètement rasé.

Ce costume ne serait guère étonnant au milieu de tant d’autres aussi extravagants s’il n’était enfilé sur ce physique extraordinairement marquant. Mon regard se pose sur lui à chaque instant, consciemment ou inconsciemment, une espèce de fluide magnétique m’attire vers cet homme au physique étrange et planté comme un échalas sur le quai-jetée du port de Suez.

Je m’énerve et m’impatiente en attendant d’embarquer. Ces heures d’attente sont épuisantes. Enfin vers 10 heures une launch arrive, battant pavillon italien, et accoste au quai devant nous. Soleiman répète comme un perroquet :

— Launch Dandolo.

N’ayant entendu que ce mot depuis une heure, il croit faire l’important en le prononçant sans arrêt, sans même savoir ce que cela veut dire. Une fois de plus, il est complètement ridicule.

Nous laissons toute la foule hétéroclite sur le quai et nous nous embarquons, les quelques Hindous, Soleiman et moi.

De bagages, à vrai dire, il n’y en a pas : c’est plutôt un déménagement de romanichels. On coltine d’énormes ballots cousus et une multitude de petits sacs d’étoffe et de paniers, contenant toute une batterie de cuisine, un primus, des casseroles noires de fumée ; toute cette ferraille chante la pauvreté en s’entre-choquant, pendant que nous franchissons la passerelle qui nous conduit à bord.

On nous parque comme du bétail à l’avant, dans un amoncellement de toiles puant la graisse et le goudron, de vieux cordages, des treuils mouillés, etc.

À peine une place pour s’accroupir sur cet étroit campement qui doit nous servir de logis pendant quatre jours de traversée. Soleiman me conseille de me joindre aux femmes. J’engage une conversation des plus pénibles avec l’une d’elles. Nous ne nous comprenons pas, mais nous faisons des efforts surhumains pour essayer de nous entendre. Je saisis toutefois que l’une d’elles s’appelle Zeïnab, j’ai l’impression de retrouver dans cette simple appellation un être déjà vu et je me sens presque en tendresse avec cette femme.

Elle est grande, au teint mat, aux yeux perçants et chassieux, elle est enveloppée dans un sari noir brodé d’or, sale, dégoûtant, effiloché dans le bas et gris de poussière. Elle cache son enfant, un espèce de paquet sordide dans un amoncellement de chiffons. À une réponse affirmative que je faisais à une de ses phrases incompréhensibles, elle me le dépose sur les genoux. J’ai horreur des bébés au maillot, surtout quand ils sont sales et malodorants. Je m’arrange à le rendre tellement inconfortable qu’il se met à hurler au bout d’un instant, et je le repasse à sa mère avec empressement. Mais les maris accourent. Ils viennent d’apprendre que ce n’est point le bateau de Ceylan et la cargaison complète défile de nouveau en dégringolant la passerelle.


(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.


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