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ciale, tout au moins de celle de l’argent. Tous les représentants des fonctions officielles sont obligés d’en avoir un. Nous pourrions appeler cette hospitalité, une invitation permanente à un café particulier, mais ce n’est même pas une invitation, c’est un dû ; celui qui tient ouvert un menzoul s’oblige tacitement à y recevoir toutes ses connaissances, relations, amis, amis de ses amis, domestiques de ses amis et même l’étranger de passage.

Nous n’y consommons pas, car nous sommes trop pressés de voir le consul, le Cheik Abdel Raouf. Nous le rencontrons dans l’escalier. C’est un homme à la démarche digne, touchant à la majesté ; son costume est simple, mais son kéfié est retenu par un agal d’or qui souligne l’importance de sa fonction. D’un geste solennel, il nous fait signe de le suivre dans son bureau.

Il s’asseoit sans un mot, nous indique des sièges, puis ouvre enfin la bouche pour laisser échapper d’une voix sourde l’ordre à l’interprète de nous interroger.

Je ne lui laisse pas le temps d’attaquer, désirant diriger autant que possible la conversation :

— Une Française peut-elle obtenir un passeport pour Djeddah ?

Rien n’indique sur le visage du Cheik l’étonnement qu’a dû lui causer cette question ; il reste d’une impassibilité extraordinaire, pas un muscle de son visage ne bouge, tandis qu’il me dévisage d’un regard d’une telle fermeté mais d’une telle droiture, que je n’en suis pas troublée.

L’interprète transmet sa réponse :

— Que veux-tu aller faire à Djeddah ?

— J’ai envie de voyager et de connaître le cœur de l’Islam, j’ai beaucoup vécu avec les Arabes qui parlent toujours des lieux saints et du Nedj défendu. Je me sens attirée vers la religion d’Allah et je vais me convertir à l’islamisme.

Il ne fait aucun commentaire sur la difficulté de mes projets mais répond seulement, en bon chef de service :

— Je ne peux même pas te donner un passeport pour Djeddah, ce qui, de toute façon, ne t’avancerait pas beaucoup, puisque tu aurais besoin de l’autorisation du roi pour pénétrer à l’intérieur des terres.

— Bon, alors si tu ne veux pas me donner de passeport, veux-tu me marier à Soleiman ?

— Si tu as vraiment l’intention de l’épouser, dit-il, pourquoi ne t’es-tu pas mariée à Palmyre ?

— C’était impossible, tout le monde me connaît.

— Aimes-tu vraiment Soleiman ?

Soleiman se rengorge sur ma réponse affirmative. De toutes mes dissimulations, ce mensonge est le plus ridicule et m’est le plus pénible.

Le consul n’abandonne toujours pas cette attitude glaciale, mais ses questions deviennent de plus en plus méfiantes.

— Te fais-tu musulmane uniquement pour épouser Soleiman ?

— Nullement, même si je ne pouvais pas l’épouser je me convertirais, car ma conviction est formelle. Marie-nous ici, sans appréhension. Comprends-moi, je préférerais éviter les complications du gouvernement qui ne voit pas d’un très bon œil une Française devenir Hedjazienne et musulmane.

Il me demande alors si je pourrais avoir comme témoins deux membres du haut-commissariat.

— Je viens de te dire que je tenais à ce que mon projet de mariage soit gardé secret jusqu’à son accomplissement.

— Bien, bien, me répond le consul, tu n’as qu’à revenir demain, je vais me renseigner et je te dirai oui ou non.

J’insiste, il est inutile de perdre du temps jusqu’au lendemain ; il serait tellement plus simple de nous marier sur-le-champ.

— Si tu es décidé à nous dire non, n’hésite pas, j’aime mieux partir tout de suite.

— Revenez demain, je ferai mon possible, termine le cheik Abdel Raouf.

Je rentre à l’hôtel relativement satisfaite de mon entretien qui me laisse quelques espoirs pour la réussite de mon programme.

Servie par le hasard qui m’a souvent été favorable dans la vie, je rencontre le secrétaire du président de la République syrienne, que j’avais connu à Alexandrie, et un de mes amis conseiller des tramways à Damas. Je les tiens, mes deux témoins, assortiment merveilleusement complet, tous les deux fonctionnaires officiels, l’un du gouvernement français et l’autre auprès du gouvernement syrien. Il ne reste plus qu’à leur demander leur signature, mais j’en fais mon affaire. Je les invite à déjeuner. En effet, à peine les ai-je mis au courant de mon projet, dont ils sont d’abord légèrement abasourdis, qu’ils acceptent le service demandé. Par la même occasion, je vends mon auto au conseiller français.

Le lendemain, j’annonce au consul que j’ai trouvé mes témoins. Le cheik me répond :

— Cela ne suffit pas, il faut que vous ayez M. W…, le délégué français à Damas.

— Vous vous moquez de moi, lui dis-je, furieuse, vous avez eu le temps de prendre des renseignements depuis notre entrevue d’hier, et on a dû vous dire que j’étais brouillée à mort avec ce fonctionnaire. C’est pourquoi vous venez me demander son intervention impossible.

La réponse du consul tout-puissant est laconique :

— Je ne puis vous marier qu’en présence de M. W… ; si cela ne vous plaît pas, allez ailleurs.

L’affaire se complique ; ailleurs ne peut signifier que Le Caire ou Londres, seuls autres pays où il y ait un consul nedj. Que faire ? C’est sûrement encore un coup de la délégation où le consul a dû se renseigner.

Cependant, Abd el Raouf me prévient charitablement que j’aurais probablement plus de chances de réussite en Égypte ou en Palestine, ces deux pays n’étant pas sous le mandat de la France, car lui ne veut pas risquer des ennuis avec l’autorité mandataire, en mariant une Française à un Nedjien.

L’audience est irrémédiablement levée. Désenchantée, mécontente, je quitte ce haut personnage en le remerciant avec toute la mauvaise grâce possible.

N’ayant plus rien à faire à Damas, j’emmène Soleiman à Beyrouth, où je vais faire mes adieux à mon plus jeune fils, étudiant à l’Université américaine.

Il va sans dire que celui-ci désapprouve mon projet de voyage ; non qu’il en condamne l’idée, mais il trouve que l’expédition n’offre pas une chance sérieuse de réussite. Il me conseille fortement de perfectionner mon arabe pour éviter que je ne sois immédiatement décelée ; il me recommande également un an d’études religieuses, pour être prête aux rites du pèlerinage de La Mecque.

Naturellement, je n’admets pas ses suggestions de prudence ; j’ai la volonté inébranlable d’accomplir ce voyage dès cette année. En aurais-je encore envie l’année prochaine ?

Tout le monde ignore mon projet de départ, à l’exception de quelques amis ; certains me prédisent la mort, d’autres la réclusion à vie, ou tout au moins pour des années, dans un harem à Oneiza.

Rien ne peut m’ébranler. Ces propos excitent, au contraire, ma passion du risque et nul ne m’empêchera de partir, d’autant plus que j’ai la foi la plus ardente en la réussite, estimant que la volonté fait tout, et je veux…

Le lendemain matin, nous sommes les témoins de l’aurore, qui se lève dans un ciel ardoise. Les amandiers sont en fleurs, ils mouchettent de taches roses la grisaille des oliviers et leurs parfums discrets planent sur la dernière brise nocturne.

Adieux sans tristesse, je sens que j’ai brisé mes chaînes avec le passé ; en toute liberté, je m’avance dans l’avenir. Pour aujourd’hui, le but de notre voyage est Haïffa, première ville de Palestine, où j’espère épouser, enfin, sans difficultés, mon indispensable « cher Soleiman ».

Le route longe la mer en corniche, dans un amoncellement de rochers rouges, jaunes, roses, creusés d’ombres dures, et d’ombres douces ; la montagne, coupée à pic, surplombe la mer, et, sur son flanc, la route est posée comme un balcon. Elle monte, elle descend, elle tourne, elle retourne et nous suivons ses arabesques, souvent au bord de la pente vertigineuse.

Soleiman sans un mot, sans un geste, admire, compare au désert qu’il n’a jamais quitté. Il semble avoir peine à comprendre la réalité de ce paysage et il s’endort, tout à coup, comme enlevé par un grand rêve.

Nous arrivons à Saïda, petit port accroupi dans le sable, au soleil. Une rue centrale, toute blanche, zébrée d’ombre et de lumière. Des nègres, des Arabes, des femmes, en une symphonie de burnous et de robes éclatantes. Des grappes d’enfants nus, échantillons de la couleur et de la forme de leurs parents, offrent à bras tendu des oranges de Saïda et des mandarines géantes.

Beaucoup de soleil, beaucoup de poussière. Nous roulons toujours.

Nous arrivons maintenant à Nakura, la frontière, une frontière semblable à toutes les frontières de France, avec ses douaniers jouant à la belote, crachant, suant, fumant la pipe suivant les us et coutumes de tout bon douanier des Pyrénées, d’Alsace ou de Savoie.

Du côté anglais, par contre, de la tenue, de la distinction, de la morgue, et cet air de gentleman que prennent aisément les plus modestes citoyens du Royaume-Uni.

J’ai prévenu Soleiman qu’il devait surtout donner à croire qu’il ne me connaissait pas, au passage de la frontière. Lui, passe sans difficultés d’un pays arabe dans un autre pays arabe, avec son passeport de Nedjien ; heureusement, je n’en éprouverai pas davantage à passer du mandat français au mandat anglais avec mon passeport de Française.

Nous remontons en voiture et continuons notre chemin, pour descendre ensuite sur du sable, le sable de la plage de Haïffa. Les vagues viennent mourir sur les roues de la voiture et effacent, en se retirant, la seule trace qui semblait me lier encore au passé.

Haïffa, l’Angleterre et ses cottages sous un ciel d’Orient, la campagne anglaise en vacances. Une ville importante sans agglomération arabe définie, limitant les quartiers européens, comme dans les autres villes mixtes de l’Orient. Au contraire, une grande camaraderie entre les maisons indigènes et européennes. L’aisance anglaise, elle, a pris la montagne à l’assaut avec ses villas confortables vautrées dans la verdure, cette verdure qui nous surprend à notre arrivée, après l’aridité des paysages désertiques dont nous étions les familiers.

MARGA D’ANDURAIN.
(À suivre.)


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