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homme-là il venait dans notre cour et il chantait des choses tristes tristes, — moi, ça me faisait pleurer. Papa me disait toujours que j’étais bête et qu’il ne fallait pas se faire de la bile pour ça ; mais ça ne fait rien, ça me remuait tout de même. Et puis vois-tu, oncle, c’est que ses beaux yeux ne bougeaient jamais, pas un brin. Alors moi, une fois, je lui ai dit comme ça : “Dites donc, vieux, pourquoi donc que vous ne me regardez pas ? — Ma petite, c’est que je suis aveugle. — Moi j’ai demandé à papa ce que ça voulait dire. Et quand il me l’a dit — n’est-ce pas que je suis bête ? — je suis restée à pleurer dans mon lit avant de m’endormir ! Mais vois-tu, oncle, c’est si malheureux de ne pas y voir ! Ça doit être si triste, si triste, d’être toujours dans le noir. Ce vieux bonhomme-là, il était gai tout de même.

Il avait aussi un chien ; oh, le beau chien que c’était ! Eh bien ! c’est drôle, n’est-ce pas, je ne peux pas me rappeler le nom du chien. Tout de même, je l’aimais bien, cette bête-là. Même je lui donnais du sucre que je volais dans l’armoire de maman.

Oh ! oncle, t’as pas besoin de faire tes gros yeux ; tu sais bien que c’était pas pour moi ; je peux pas le souffrir.

Mais ce chien-là, il était bien drôle. Quand le vieux lui disait : Saute pour la Prusse ! — voilà qu’il grognait, mais fort, fort. Alors le bonhomme disait : “Tais-toi, vieux grognard, tu vois bien que Mademoiselle a peur !” C’est moi qu’il appelait Mademoiselle. Alors quand il disait : Saute pour la France ! voilà mon chien qui se mettait à sauter, mais à sauter, tu sais, comme les clowns que nous avons vus au cirque. Cette bête-là rapportait tout à son maître et il allait lui acheter à manger — là