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de l’importance à moi-même. Je dois reconnaître d’ailleurs que, malgré quelques exemples d’importunité et d’expression grossière d’une curiosité de bas étage, je constatai généralement dans tous les rangs de la société une très délicate sensibilité pour la condition du vieux reclus. Les visiteurs faisaient d’ordinaire passer leur carte en déclarant qu’ils ne désiraient point satisfaire leur envie s’il devait en être tourmenté. Le fait est que ces visites le tourmentaient infiniment. Il éprouvait que c’était une dégradation de s’exhiber en son état d’impuissance et il était conscient de son incapacité de répondre convenablement à l’attention qu’on lui portait. Quelques visiteurs cependant furent introduits suivant le hasard et l’état accidentel de l’esprit de Kant au moment de la visite. Parmi ceux-là je me souviens que nous eûmes un plaisir particulier en M. Otto, celui qui signa le traité de paix franco-anglais avec le président lord Liverpool (alors lord Hawkesbury). Un jeune Russe aussi me revient à la mémoire pour l’enthousiasme excessif et je crois sans affectation qu’il témoigna. Lorsqu’on le fit entrer il s’avança rapidement, saisit les deux mains de Kant et les baisa. Kant, parce qu’il avait vécu beaucoup parmi des amis anglais, avait pris une bonne part de réserve et de dignité anglaises, et détestait les mises en scène, parut un peu effrayé par ce mode de salut et fut assez embarrassé. Pourtant la manifestation de ce jeune homme correspondait, je crois, à des sentiments sincères, car le lendemain il revint de nouveau, s’enquit de la santé de Kant, se montra fort anxieux de savoir si sa vieillesse lui était pesante et par-dessus tout demanda à emporter un petit souvenir du grand homme. Par hasard le domestique