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la rochefoucauld et la comtesse diane

pardonne tant que l’on aime[1] » (330), La Rochefoucauld ne nous peint-il pas les sentiments secrets et profonds, les élans enivrés d’un cœur atteint par l’amour ? Pourquoi ne nous montre-t-il pas cette empreinte ineffaçable que l’amour, même quand il a été passager, et pourvu qu’il ait été sincère, imprime pour toute la vie sur l’âme qui l’a ressenti ? C’est qu’au fond il ne croyait pas à l’amour. Il en fait lui-même l’aveu lorsqu’il dit : « Il est du véritable amour comme de l’apparition des esprits ; tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu » (76). Pour faire comme tout le monde, il a parlé de l’amour, mais il en a parlé sans l’avoir vu, et surtout sans l’avoir éprouvé. Peut-être n’était-il pas complètement sincère, mais à coup sûr il était vrai lorsqu’il terminait son propre portrait par ces mots : « Moi qui connais tout ce qu’il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l’amour, si Jamais je viens à aimer ce sera assurément de cette sorte ; mais de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j’ai me passe

  1. La reine de Roumanie a dit au contraire : « Le pardon est presque de l’indifférence ; on ne pardonne pas quand on aime (Pensées d’une reine, III, 4). On a dit souvent qu’en matière d’observations morales tout peut être vrai et tout peut être contesté. Ici d’ailleurs nous estimons que c’est La Rochefoucauld qui a raison et qui décrit le véritable amour. Dans l’amour, plus encore que dan toute autre affection, tant qu’on aime on a besoin de ce qu’on aime ; voilà pourquoi on lui pardonne toujours.