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Luce interrogea le commis de la librairie qui flânait sur le pas de la porte :

— C’est un nouveau roman de Hans Schwartzmann ?

— Oui, oui, Madame ; nous l’avons reçu ce matin seulement… C’est très bien, très intéressant !

— Qu’est-ce que cela signifie : Eine franzosische Familie ?

— Je ne sais pas, répliqua ingénument le commis.

— Tiens ! Je vais acheter ce livre pour René, pensa Luce. Ça lui fera plaisir…

Et elle rentra à son hôtel, emportant sous son bras la dernière œuvre de Hans.




III


Devant la villa de Mme Lafaille, René s’arrêta, aspirant largement l’air avec un battement voluptueux des narines : l’atmosphère embaumait comme une cassolette d’essences rares.

Le jeune homme se trouvait à l’entrée d’un grand jardin qui surplombait d’autres jardins, entourant des villas situées en contre-bas. Autour de lui, c’étaient des allées de palmiers, d’aréquiers, de bananiers ; des enchevêtrements touffus de plantes grasses ; un échevellement de bouquets, de ronces, d’herbes géantes, de fleurs inconnues et mystérieuses, aux dards menaçants, aux pétales baroques ; la dégringolade d’une flore exotique, bizarre et vénéneuse, qui, commençant au sommet du Mont-Boron, descendait jusqu’à la grève et s’allait perdre au bord de l’eau.

La grille imposante était ouverte. René pénétra dans la propriété.

Il était sur une terrasse qui dominait un panorama merveilleux : l’étendue lumineuse de la baie des Anges ; la tache verte de Nice fleurie enserrée entre ses montagnes ; et la pointe grise d’Antibes, à l’horizon.

Le sculpteur se sentit impressionné par une émotion presque douloureuse au spectacle de cette incomparable beauté. Il eut honte de lui-même, se jugea indigne du décor prestigieux, et souffrit étrangement d’être un homme moderne aux cheveux coupés, à la moustache bête, ridiculement vêtu d’un veston mesquin, dans ce paysage antique et sous ce ciel d’églogue qui évoquaient les jeunes Grecs au profil pur, à la tête bouclée, laissant deviner la gloire de leur nudité sous les plis de la chlamyde blanche.

Et soudain — par un rapprochement inattendu qui révélait une vraie nature d’artiste — René se prit à douter de son œuvre devant la perfection des choses.

Il gronda : « Elle est ignoble, ma petite bonne femme… Elle eût été supportable à Paris, dans un cimetière triste, où il pleut souvent… Mais ici ! Au milieu de ces verdures ensoleillées, sur cette terre luxuriante et magique où tout chante la sensualité et le puissant amour de vivre, il fallait figurer le souvenir des morts d’une manière magistrale ; et La Muse de Lafaille devait être une nymphe impeccable, éternisant son académie dans la splendeur du marbre… Dieu ! qu’elle va paraître piteuse, mon Arpète des faubourgs ; et que sa joliesse miséreuse détonnera dans ce coin de Méditerranée où règne la beauté classique !… »

René était mélancolique et maussade lorsqu’il arriva au perron de la villa.

Un domestique vint au-devant de lui.

— Madame Lafaille ?

— Madame est sortie.

— Bien. Je repasserai demain, dit vivement René, soulagé de n’avoir pas à parler immédiatement de son œuvre :