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MANUEL D’ÉPICTÈTE.

rien ne t’empêche de les recevoir ; mais si le pilote t’appelle, cours au navire, laissant toutes ces choses, ne te retournant même pas[1]. Et si tu es vieux, ne t’écarte jamais du navire, de peur qu’à l’appel du pilote tu ne fasses défaut[2].


VIII

savoir céder à la nécessité, c’est être libre.


Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras une vie heureuse[3].

  1. On peut laisser « toutes ces choses » avec résignation quand ce sont réellement des choses ; mais on ne peut se détacher aussi facilement des personnes, et on ne le doit pas.
  2. On peut comparer à cette image de la vie conçue à la manière stoïque l’image de la vie conçue à la manière chrétienne que trace Bossuet dans un de ses plus éloquents passages : « La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux… Je voudrais retourner sur mes pas : Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non ; il faut marcher, il faut courir : telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : Marche ! marche ! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer, les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher ; on voudrait retourner en arrière ; plus de moyen : tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé. »
  3. Sénèque, de provid., 5 : Quid est boni viri ? præbere se fato