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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

de maintenant. Comme leur vie est pleine de soupirs ! Dans la puissance ? Ils n’y sont pas. S’ils y étaient, ceux qui ont été deux et trois fois consuls devraient être heureux ; or, ils ne le sont pas. Qui en croirions-nous sur ce point ? Vous, qui ne voyez que le dehors de ces hommes et qui vous laissez éblouir par l’apparence, ou bien eux-mêmes ? Or, que disent-ils ? Ecoutez-les, quand ils soupirent, quand ils gémissent... Dans le pouvoir souverain ? Ils n’y sont pas. S’ils y étaient, Néron et Sardanaple auraient été heureux. Agamemnon, lui non plus, ne l’était pas, quoiqu’il fût bien plus estimable que Sardanaple et Néron. Tandis que les autres ronflent, que fait-il ?

Il arrachait de sa tête plus d’une touffe de cheveux.
Et que dit-il ?
Voilà comme je me trompe !
Et encore :
Je me tourmente ; et mon cœur veut s’élancer hors de ma poitrine[1].

Infortuné ! qu’est-ce qui est en souffrance chez toi ?... Ta partie maîtresse qui ignore la vraie nature du bien, pour lequel elle est née, et la vraie nature du mal... »

Voilà le langage du Cynique, voilà son caractère, voilà ce qu’il veut. — « Non (dis-tu), ce qui fait le Cynique, c’est la besace, c’est le bâton, ce sont les fortes mâchoires. C’est de dévorer, ou de mettre en réserve tout ce qu’on lui donne ; c’est d’insulter mal à propos tous ceux qu’il rencontre, et de montrer à nu ses larges épaules ! »

Réfléchis-y plus sérieusement ; connais-toi toi-même ; sonde la divinité ; n’entreprends pas l’affaire sans elle. Si elle t’y encourage, sache qu’elle veut te voir grand ou roué de coups. Car voici une bien belle chose inséparable du Cynique : il ne saurait éviter d’être battu, comme on bat un âne, et il faut que battu il aime ceux mêmes qui le battent, parce qu’il est le père et le frère de tous les hommes[2]. — « Non pas, dis-tu ; mais, si quelqu’un te bat, crie devant tout le monde : ô César, voilà comment on me traite, pendant la paix que tu as établie ! Allons au proconsul. » — Mais quel est le César, quel est le

  1. Homère, Iliade, X, 94.
  2. Ceci n’est-il pas l’équivalent de la doctrine chrétienne : Aimez vos ennemis ? (Note du traducteur.)