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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

ami, cherche un médecin ; ce n’est pas là de la force, mais un manque de force à un autre point de vue. » Tel est au moral l’état de ceux qui comprennent mal les préceptes dont nous parlions.

C’est ainsi qu’un de mes amis résolut, sans aucun motif, de se laisser mourir de faim. Je l’appris, quand il y avait déjà trois jours qu’il s’abstenait de manger ; j’allai le trouver, et lui demandai ce qu’il y avait. « Je l’ai résolu, » me dit-il. — Mais quel est le motif qui t’y a poussé ? Car, si ta résolution est raisonnable, nous allons nous asseoir près de toi, et t’aider à sortir de cette vie ; mais, si elle est déraisonnable, changes-en. — « Il faut être ferme dans ses décisions. » — Que dis-tu là, mon ami ? Il faut être ferme, non dans toutes ses décisions, mais dans celles qui sont raisonnables. Quoi ! si, par un caprice, tu avais décidé qu’il faisait nuit, tu ne changerais pas, tu persisterais en disant : « Je persiste dans mes décisions ! » Que fais-tu, mon ami ?... Vas-tu, sans aucune raison, nous enlever un homme que la vie a fait notre ami et notre compagnon, notre concitoyen dans la grande comme dans la petite patrie ? Tu commets un meurtre, tu tues un homme qui n’a fait aucun mal, et tu dis : « Je suis ferme dans mes décisions ! » Mais, s’il te venait la volonté de me tuer, serait-ce un devoir pour toi d’être ferme dans ta décision ?

Notre homme se laissa dissuader, mais non sans peine ; et, de nos jours, il en est plus d’un qu’on ne peut faire changer. Aussi crois-je savoir aujourd’hui ce que j’ignorais auparavant, le sens de ce dicton : « On ne persuade pas plus un sot qu’on ne le brise. » Dieu me préserve d’avoir pour ami un philosophe qui ne soit qu’un sot ! Il n’y a rien de plus difficile à manier. — « J’ai décidé, » dit-il ! — Mais les fous aussi décident ; et plus ils persistent dans leurs décisions erronées, plus précisément ils ont besoin d’ellébore.