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SANS FAMILLE

naire ? dit-il tout à coup en tendant vers moi sa cuiller.

— Ah ! si, il mange bien.

— Tant pis ; si encore il ne mangeait pas.

Naturellement je n’avais pas envie de parler, et mère Barberin n’était pas plus que moi disposée à la conversation : elle allait et venait autour de la table, attentive à servir son mari.

— Alors tu n’as pas faim ? me dit-il.

— Non.

— Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon je me fâche.

Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait d’obéir sans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensais pas à me révolter.

Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans, notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger, la table, la huche, le buffet ; à l’autre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mien qui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un lambrequin en toile rouge.

Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.

On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille.

Or je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.

Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très-malheureux.

Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi me traitait-il si durement ?