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intérêts des hommes. Ils s’idéalisaient dans l’air léger de la raison pure, qu’aucune expérience n’épaissit.

Les meilleurs n’ignoraient pas ce paradoxe. Ni Largilier, ni Augustin, ni Bruhl ne s’y méprenaient. Mais précisément cet irréel les enchantait : « Dans notre enfance, disait Largilier, nous jouions à l’explorateur et au soldat. Nous continuons de jouer. »

La cour grand A, la cour aux trois préaux, surpeuplée, salie de boue, flagellée de pluie, où les groupes se gênaient et se bousculaient, leur était symbolique : fermée à la rue, séparée de la vie pratique par de brutales murailles, largement ouverte sur le zénith. Les quatre amis avaient spontanément choisi le préau de l’Est, le seul dont on pût voir le Panthéon et les rondeurs de son dôme. Ils sentaient le vague besoin de quelque palier intermédiaire entre le sol et l’infini.

Très voisin des cuisines, l’odeur des mets y distinguait les jours. Un fumet de ragoût de bœuf aux carottes, spécial aux mercredis, prit place parmi les plus chers souvenirs de leur jeunesse.

Augustin y parlait de l’« extrapolation de la contingence », cédant au curieux plaisir qu’apporte le langage mathématique aux littéraires dont ce n’est pas le métier. Le voisinage de Largilier lui rendit le double service d’être informé et prudent.

— Suivant des idées qui n’ont maintenant rien de bien nouveau, loin que la conscience puisse provenir d’une complication du processus déterministe des choses, c’est elle, disait-il, qui se fraie un chemin à travers leur contingence. Mais pourquoi arrêter à la conscience empirique cette ascension de l’Univers ? Comme une autre bourrade les jetait l’un contre l’autre, ils prenaient finalement le parti d’aller sous la pluie finissante couper d’eau leurs abstractions sèches en choisissant la moins éclaboussante des flaques.

— Quel degré supérieur vois-tu dans les faits ? demandait Bruhl.