Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
91
L’ÉMERAUDE DU PHARAON

tenez, là, en face du ciel où le bon Dieu m’écoute, et devant cette inscription qui me rappelle le grand-père… Je deviendrai quelqu’un… J’en prends l’engagement formel !… »

La voix de l’enfant montait, rauque et un peu tremblante, dans l’air calme du soir ; on eût dit qu’il prenait comme témoins de ses paroles le fleuve aux eaux murmurantes et les siècles écoulés qui pesaient sur le temple en ruines…

M. de Ribagnac eut l’intuition que l’instant était solennel ; il prit Vincenou dans ses bras et le baisa au front.

« À dater d’à présent, dit-il, tu n’es plus mon secrétaire, tu es mon fils !… Je n’étais qu’un égoïste !… Ta jeune existence donnera un peu d’intérêt à mes vieux jours !… Les momies ont du bon, mais de gentils gamins comme toi, ça vous racornit moins l’âme !… »

Et bras dessus, bras dessous, le vieillard appuyé sur l’enfant, ils redescendirent vers la dahabieh, laissant derrière eux la fière inscription de Desaix que le soleil couchant n’éclairait plus…


V


L’émeraude a repris sa place au centre du bandeau d’or qui orne le front de Thoutmès, exposé aux regards des visiteurs, dans le musée de Boulacq.

M. de Ribagnac est resté sur cette découverte qui a rendu son nom célèbre dans tout le monde égyptologue : il se fait vieux… les voyages le fatiguent… L’hiver, il habite Paris ; l’été, il revient à la gentilhommière qui l’a vu naître.

Il y a déjà six ans que Vincenou est au collège ; c’est à présent un grand et beau garçon qui a conquis ses diplômes de bachelier et une place d’honneur dans la classe de mathématiques spéciales.

Quand nous le retrouvons, il est sur le chemin qui mène du château de Ribagnac aux Borderies. Ses yeux brillent… ses mains tremblent… il tient un journal à la main.

Pourquoi est-il si pressé ?… Ceux qui le rencontrent voudraient bien le savoir, mais ils n’osent pas le lui demander !

Le voici qui entre chez lui ; le père Vincent est assis au coin du feu dans le vieux fauteuil de paille : depuis quelques mois, il souffre de rhumatismes et les jeunes le remplacent. Léonard est devenu son bras droit et Vincenille, qui est à présent une belle jeune fille de dix-sept ans, lui donnera bientôt un gendre, excellent travailleur que l’on ne voit jamais au cabaret.

« Père, dit Vincenou, je vous apporte le journal que vient de me donner M. de Ribagnac… Il renferme quelque chose d’intéressant… Voulez-vous lire vous-même ? »

Le vieux paysan cherche ses lunettes ; il les ajuste sur son grand nez et, d’abord, il déchiffre péniblement l’en-tête de l’entrefilet que lui indique son fils, à genoux, auprès de lui.

Liste d’admission à l’École Polytechnique.

À leur tour, ses vieilles mains tremblent : il devine ce qu’il va apprendre…

Son doigt noueux, où la terre s’est incrustée, suit les lignes trop serrées pour son inexpérience de lecteur.

Enfin, il a trouvé !

5e Pierre Vincent.

C’est écrit en toutes lettres !

Le journal lui échappe…

« Que je suis heureux d’avoir assez vécu pour voir cela ! » murmure-t-il…

Puis, comme si une idée subite avait germé en lui, il ajouta déjà inquiet :

« Petit, te voilà un monsieur à présent… N’auras-tu jamais honte de nous qui ne sommes que des paysans ?

— Mon père, dit gravement Pierre qui s’était relevé, ne savez-vous donc pas que je suis au contraire fier de vous… C’est votre exemple et celui du grand-père qui m’ont mené tout droit jusqu’ici…

— Pauvre vieux !… Il serait si joyeux s’il était encore là… Tiens, petit, je veux revoir son vieux bonnet à poil… Ce sera quelque chose de lui !… »

Le jeune polytechnicien souleva le lourd couvercle du coffre : une douce odeur de lavande se répandit dans la cuisine, venue des habits de fête soigneusement pliés.

Le haut couvre-chef guerrier était enve-