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POUR L’HONNEUR

visage, si candides que l’âme y transparaissait. Oui, c’était bien toujours « la toute petite Gaby ». Ah ! qu’il était content !

Depuis combien d’années ne s’étaient-ils vus ? Dix, au moins ; depuis que Marc Aubertin et lui avaient été envoyés à Dijon, à l’institution la Bretennière, pour y terminer leurs études.

Assis maintenant tous les deux aux côtés de l’oncle Charlot, ils refaisaient ensemble ce compte d’années.

Gabrielle avait tout à fait oublié bonne maman, sa lecture et le reste. Elle rappelait à Pierre les vieux souvenirs communs ; la maison du chat, construite par lui sous le grand hangar, et dont le chien s’obstinait à s’emparer ; les promenades au bord de la Saône, les cailloux roulés qu’on rapportait à pleines poches ; et les contes qu’il inventait pour elle les jours de pluie, des contes où les bêtes parlaient.

Mais elle s’interrompit soudain pour reprendre :

« Et mon cousin ! dont je ne songe pas à m’informer ? Il va bien ?

— Tout à fait bien. Il compte avoir une permission de trente jours sitôt après les manœuvres.

— Que vous allez lui manquer ! Vous vous êtes si peu quittés depuis le collège ! Et il vous aime tant. Vous êtes presque un frère pour lui ; un grand frère, encore que vous ayez le même âge. »

Pierre sourit ; mais un pli se creusa sur son front l’espace d’une seconde, tandis qu’il répondait, bien sincère :

« J’ai mille raisons de l’aimer fraternellement moi aussi, ce cher comte de Trop.

— La première, c’est de compenser ce qui…

— C’est qu’il le mérite, interrompit Pierre en indiquant Greg d’un geste furtif. Jamais je ne lui serai dévoué autant que je le dois, » ajouta-t-il avec une nuance de tristesse.

Puis, changeant de sujet, brusquement :

« Vous n’habitez Dracy que durant les vacances, mademoiselle Gabrielle ?

— Du tout. Nous y sommes installées d’une façon définitive depuis le printemps, bonne maman et moi. Il y a un an déjà que ma grand’mère avait peine à supporter le bruit de la maison. Chaque fois que l’on déchargeait des marchandises dans la cour, elle prenait une migraine : vous jugez si c’était fréquent. Et puis, ne pouvant plus faire de longues courses, elle ne changeait pas d’air. Bref sa santé s’altérait. Mon père s’est décidé à acheter la propriété qui touche à celle de votre oncle. Mais, laisser bonne maman habiter seule ici, on n’y pouvait songer. Alors, comme mon éducation était terminée, j’ai proposé de lui tenir compagnie.

— Et, vous en choyez deux au lieu d’un. Sont-ils heureux de vous avoir, ces bons vieux ! Ah ! que je vous remercie de vous être un peu occupée de mon oncle ! Je vous seconderai, à présent. Oui, oui, oncle Charlot, les mauvais jours sont passés.

— Pauvre vieil ami… fit Gabrielle, hochant la tête avec une expression compatissante. Mais je babille comme si je n’étais pas les yeux, les oreilles, la mémoire de bonne maman, s’écria-t-elle tout à coup en se levant avec vivacité. C’est l’heure de sa lecture : je me sauve. Si vous nous ameniez l’oncle Charlot après-dîner, monsieur Pierre ? Tout le monde à la maison sera heureux de vous revoir. Vous voulez bien, mon vieil ami ? demanda-t-elle à l’infirme, tout en refaisant le nœud de sa cravate ; je vous fleurirai d’un œillet. »

Puis, avec une sorte de regret :

« Je ne vous propose pas de revenir à cinq heures vous faire faire une promenade ; vous n’allez plus avoir besoin de moi, à présent.

— Si… si…, protesta l’oncle Charlot dont les traits s’illuminaient de joie : si », répéta-t-il encore, tandis qu’elle s’éloignait avec Pierre qui avait insisté pour la reconduire jusqu’à la porte du jardin.


P. Perrault.

(La suite prochainement.)